Par Masri Feki
Wednesday 30 May [07:20:00 BST]

Les mesures discriminatoires qui régissent le champ religieux s’inscrivent dans le cadre plus global du pluralisme, et, par extension, de la démocratie, dont les avancées égyptiennes sont relativement symboliques
L’islam est-il hostile à la laïcité ?
Les symptômes de l’ingérence de la religion dans la vie politique sont le plus souvent tragiques : emprisonnements, violations des libertés publiques, assassinats ; le diagnostic est implacable : l’Etat porte une lourde responsabilité, à la fois historique et contemporaine, dans ces évènements. La solution, pourtant controversée, se pose en forme de question : une amélioration de la condition des minorités religieuses dans les pays arabes du Moyen-Orient implique-t-elle une modernisation de l’islam ou des changements socio-économiques impulsés par la mise en œuvre d’une volonté politique éclairée ?
La première hypothèse est fréquemment évoquée dans le cadre d’un discours qui met dos-à-dos l’islam et les autres monothéismes. Ainsi, pour un historien comme Bernard Lewis, c’est dans la particularité même du christianisme, et précisément dans la distinction qu’il fait entre ce qui appartient à Dieu et ce qui appartient à César, entre l’Eglise et l’Etat comme deux institutions séparées, que se trouve le germe du sécularisme, même si ce « germe » a dû attendre plus de quinze siècles, et quelques guerres de religion, pour éclore. D’autres chercheurs, qui se sont penchés sur les processus par lesquels la sécularisation s’est accomplie, sont arrivés à des conclusions opposées : « … la religion chrétienne est depuis si longtemps mêlée au tissu social européen qu’il a fallu une mobilisation militante pour créer un espace séculier, mobilisation responsable d’un conflit qui a duré au moins deux siècles. La séparation de l’Eglise et de la société a nécessité une « opération chirurgicale » qui a gravement meurtri l’Eglise et qui, de surcroît, a entraîné la religion dans une réaction politique, surtout dans les sociétés catholiques [1]. ».
Cette « mobilisation militante », qui prit, en France, le nom de « laïcité », a revêtu au Moyen-Orient des années cinquante et soixante le visage du socialisme nassérien et de ses tentatives de nationalisation du religieux. Trente-cinq ans (et de nombreux attentats islamistes) après la disparition de Nasser, de nombreux observateurs commencent à penser que les effets secondaires de la laïcisation ne se limiteraient pas aux « sociétés catholiques ». Une constatation s’impose en effet : l’expérience nassérienne est un échec dont les minorités religieuses payent aujourd’hui le prix. En outre, les mesures discriminatoires qui régissent le champ religieux s’inscrivent dans le cadre plus global du pluralisme, et, par extension, de la démocratie, dont les avancées égyptiennes sont relativement symboliques.
S’interroger sur les rapports entre ces deux éléments, c’est tenter de vérifier la validité du syllogisme suivant :
L’islam est hostile à la laïcité
Or la laïcité est indispensable à la démocratie
Donc l’islam est incompatible avec la démocratie.
Pour vérifier, à la manière des logiciens, la « valeur de vérité » de cette première prémisse, il convient de s’interroger sur la signification des deux termes clé : islam et laïcité.
L’islam, des ambiguïtés meurtrières
Sur la définition de l’islam, trois visions s’affrontent. La première, essentialiste, postule que l’islam, composé de valeurs immuables, posséderait des propriétés intrinsèques. Ces dernières seraient méconnues à la fois par le profane et par certains acteurs religieux, qui, selon Abdelmajid Charfi [2], assimileraient implicitement trois niveaux : l’ensemble des valeurs énoncées par le Coran et la sunna, la pratique historique, principalement constituée de la pensée religieuse avec l’ensemble de ses composantes (commentaires des textes [tafsir], théologie [kalam, uçul al-fiqh], droit [fiqh], etc.), et la foi individuelle, du vécu intériorisé, où interviennent les caractéristiques propres à chaque individu et les influences des différents courants de pensée, des modèles humains et des évènements vécus.
Seul le premier niveau permettrait de juger de la nature véritable de l’islam, et donc de déterminer si, oui ou non, il a des visées politiques ; le deuxième niveau, induit une confusion entre credo et histoire, alors même qu’une distinction est faite entre christianisme et chrétienté ; et enfin, le troisième niveau donne libre cours au interprétations les plus fantaisistes.
A cette conception s’oppose une vision, que l’on pourrait qualifier d’« existentialiste », selon laquelle l’islam est une Weltanschauung – une vue métaphysique du monde – étalée sur quatorze siècles dans un espace qui recouvre un quart de la planète et qui regroupe presque un milliard de personnes. Il ne serait donc pas possible de lui attribuer des qualités politiques univoques.
La dernière vision, apologétique, qui a pour but de défendre la religion contre les attaques dont elle est l’objet, n’a, à mon avis, d’intérêt que dans la mesure où elle rend compte d’une réalité qui intéresse la deuxième conception. Elle relève par ailleurs plus de la théologie que des sciences sociales.
La vision essentialiste
Pour ses tenants, l’islam des dérives n’est pas l’islam de la révélation. A l’origine de cet amalgame figurent un certain nombre de confusions, dont les plus notables et les plus pernicieuses sont celles qui mêlent principes moraux et systèmes politiques, communauté religieuse et Etat et commandements religieux et droit. Le point commun à ces approches est l’idée qu’il existe, dans les textes fondateurs, quoique à l’état invisible au premier abord, un modèle bien défini, destiné à organiser la communauté des croyants. Il existe une constitution islamique et l’islam est à la fois, non seulement une religion et une orientation dans la vie temporelle (Din wa Dunya), mais une religion et un Etat (Din wa Dawla). Un tel amalgame, on s’en rend compte, conduit à assimiler islam et islamisme.
Mais quelles sont dès lors les frontières de l’islam véritable et faut-il en conclure que les oulémas [3] représentent l’orthodoxie islamique ?
Puisqu’il il n’existe pas d’interprétation qui porterait le sceau d’une autorité officielle, il faut alors s’en remettre à l’interprétation dominante, qui devient ainsi l’interprétation légitime. En raison de sa compromission avec le pouvoir, les oulémas d’Al-Azhar ont vu leur rôle dans ce domaine contesté dans les dernières décennies par les islamistes. Ces derniers considèrent que les lettrés religieux se sont compromis avec le pouvoir et prônent un retour à l’orthodoxie qu’ils prétendent incarner.
La vision existentialiste
Il n’existe pas d’orthodoxie islamique, pas de réalité intrinsèque. La Weltanschauung évolue au fur et à mesure que le monde évolue. L’islam doit s’adapter à la modernité. Le « retour aux origines » est une idée constamment avancée, qui est souvent associée, à l’instar du wahhabisme, à la mise en œuvre des tendances dures. En fait, l’islam recouvre des réalités diverses qui se réclament toutes de l’orthodoxie.
Pour Goldziher, le rôle du dogme dans l’islam ne peut être comparé à celui qu’il joue dans la vie religieuse d’aucune des Eglises chrétiennes. Il n’y a ni conciles, ni synodes pour, après une controverse animée, fixer les formules qui désormais seront censées embrasser l’ensemble de la vraie foi. Il n’y a pas d’institution ecclésiastique qui serve de mesure à l’orthodoxie, pas d’interprétation autorisée des Ecritures saintes qui soit unique, sur laquelle la doctrine et l’exégèse de l’Eglise puissent être bâties. « Le consensus, l’autorité suprême, dans toutes les questions de pratique religieuse, exerce une juridiction élastique, en un sens à peine définissable, dont la conception même est, de plus, expliquée de façon variée. (…) Ce qui est accepté comme consensus par un parti est loin d’être accepté comme tel par un autre [4]. »
Les principes moraux et les valeurs de l’islam forment un corpus suffisamment généraliste pour autoriser un comportement et son contraire. A titre d’exemple, la choura (« principe de consultation ») et la ta’a (« principe d’obéissance ») sont énoncés par le Coran comme des vertus qui doivent orienter le comportement des musulmans vivant en communauté, mais la manière dont les deux principes doivent être réalisés dans les faits n’est pas spécifiée par les textes sacrés. La loi islamique ne peut donc se passer de « décrets d’application » qui relèvent naturellement de la compétence des lettrés, les oulémas. Pour cette raison, l’absence doctrinale de clergé n’a pas suffi à empêcher la création d’un corps hiérarchisé d’hommes de religion. Dès lors, même Al-Azhar ne saurait être considérée comme le porte-parole de l’orthodoxie et le « décodeur » de la révélation, pas plus, d’ailleurs, que les convergences d’opinion occasionnelles entre les islamistes et les lettrés traditionnels.
Notes :
[1] David Martin, « Remise en question de la théorie de la sécularisation », in Grace Davie et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Identités religieuses en Europe, La découverte, 1996, page 26.
[2] Abdelmajid Charfi, Al-Islam wa Al-Hadathah (Islam et modernité), Tunis, Ad-Dar at-Tunisiya li an-Nashr, 1990.
[3] Docteurs de la loi islamique formés à l’université d’Al-Azhar.
[4] I. Goldziher, Le dogme et la loi de l’islam, Histoire du développement dogmatique et juridique de la religion musulmane, Librairie Paul Geuthner, 1920, pages 183-184.