Par Masri Feki
Sunday 24 June [10:26:00 BST]

"Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ?"
La laïcité est-elle indispensable à la démocratie ?
La laïcité, mot français qui n’a de traduction dans aucune autre langue, n’a réussi à s’implanter véritablement que dans un nombre très limité d’Etats. Dans le monde musulman, la Turquie fait figure de laboratoire, où Mustapha Kemal Atatürk, acquis à la modernité, choisit l’option radicale de déraciner l’islam du cosme politique. A l’aulne du bilan de cette expérience, il convient de s’interroger sur le point de savoir si la laïcité constitue l’unique moyen d’application de la neutralité religieuse de l’Etat.
Le bilan de l’expérience turque
Dans le monde musulman, les débats sur la laïcité sont essentiellement concentrés autour de deux modèles : l’un socialiste, représenté par les républiques panarabes (Egypte de Nasser, Irak de Saddam Hussein, Syrie de la dynastie Al Assad), et l’autre, kémaliste. Après avoir été, pendant plusieurs siècles, le centre, pour ne pas dire le sanctuaire de tout le monde musulman, l’islam turc, a été brutalement réduit à quantité négligeable et négligée au sein de la République kémaliste. Il ne s’agit pas seulement d’une séparation entre la religion et l’Etat, mais de la soumission de la première au second. De ce point de vue, l’expérience kémaliste peut être considérée comme le prototype de la laïcité dans l’islam contemporain.
En pleine guerre contre l’occupation européenne (1919-1922), Mustapha Kemal va faire adopter la civilisation de l’occupant. Au lieu de considérer sa mission accomplie après la reconquête de l’indépendance, par les armes, contre l’Occident, il impose manu militari une transformation sociale calquée sur celui-ci. Ce n’est ni le résultat d’une évolution historique, ni l’aboutissement d’une demande sociale. On passe ainsi d’une situation où l’islam est honoré au sommet de l’Etat à celle d’un islam nationalisé, domestiqué, politiquement instrumentalisé, qui n’est pas sans rappeler, bien qu’à un degré moindre, les réformes d’Al-Azhar suite à l’arrivée au pouvoir de Nasser en Egypte, en 1953.
Une laïcité absolue peut s’observer sur tous les plans. Sur le plan politique : le sultanat et le califat sont abolis, la république proclamée, la religion d’Etat est supprimée… Sur le plan social : la charia est remplacée par les codes occidentaux, la polygamie abolie, la femme réhabilitée… Sur le plan culturel, tout est provocation : consommation d’alcool, changement vestimentaire, d’alphabet, de calendrier, de musique… Au nom de la modernité occidentale, une acculturation totale et délibérée est imposée.
C’est un cas unique. La religion, en tant que force politique, est entièrement démantelée [1]. Une interrogation de Mustapha Kemal en dit long sur son réquisitoire, rendu célèbre par ses menaces et son mépris pour les adversaires de la république : « Pouvait-on considérer comme une nation civilisée, une agglomération d’hommes traînés à la remorque d’un tas de cheiks, de Dédés, de Seids, de Tchélébis, de Babas et d’Emirs, confiant leur sort et leur vie aux chiromanciens, aux faiseurs de sortilèges, aux jeteurs de sort, aux vendeurs d’amulettes ? [2] »
Que reste-t-il aujourd’hui de cette première tentative de laïcisation du monde musulman ? Il suffit de faire un tour au pays des Turcs pour s’en faire une idée. Les jeunes barbus, les jeunes filles voilées, les hommes au béret de prière et aux chapelets, les appels, hauts et forts, des muezzins à la prière témoignent de la fracassante descente en ville de l’islam des campagnes. Plus préoccupante encore que les questions vestimentaires ou les manières de vivre est la place de plus en plus élargie que l’on réserve à l’islam dans la vie publique. La religion est une monnaie courante pour tout politicien en campagne. Dans ce climat de surenchère, l’entorse la plus sérieuse portée à la laïcité a lieu dans l’enseignement. Parti de zéro au moment du passage à la démocratie, l’enseignement religieux est arrivé à constituer aujourd’hui un réseau scolaire-bis considérable : dans tout le pays, on compte actuellement 717 lycées « Imam et prédicateur », contre 1100 lycées d’Etat. Il y a aussi plusieurs dizaines de grandes écoles religieuses dont huit facultés de théologie, et surtout, cinq mille écoles coraniques.
Un demi-siècle après l’avènement des lois laïques, la société turque n’a pas répondu massivement à l’appel de l’islamisme mais l’ombre du Parti de la Prospérité - Refah en turc - qui a déjà participé aux gouvernements de coalition à deux reprises, en 1973 et 1977, continue de planer sur la République turque.
Laïcité et sécularisation : le cas de l’Egypte
Les réflexions sur les pays arabes insistent souvent sur la contradiction entre une culture indigène, largement marquée par des référents religieux et une culture de l’élite, en général importée, qui valorise l’Etat-nation comme cadre de référence. Ainsi que le souligne Bahgat Korany [3], le concept d’Etat-nation est une notion d’origine européenne, relativement moderne, puisque remontant au traité de Westphalie en 1648. Défini comme « l’établissement d’une autorité politique organisée sur un territoire reconnu », ce concept ne pénètre l’Egypte qu’au XIXe siècle, à la faveur des liens établis entre l’Occident et les nouvelles élites locales, universitaires ou politiques, ayant rapporté de leurs voyages d’études en Europe des concepts nouveaux. En fait, celui d’ « Etat-nation » renferme en lui-même deux notions, celle de « nationalisme » et celle de « laïcité » ou de « sécularisme », et c’est bien ainsi que doit s’analyser l’expérience politique de l’Egypte nassérienne à l’aube de l’indépendance.
Si la laïcité réalise la séparation entre le politique et le religieux selon des modalités adaptées à des contextes où le christianisme était la religion dominante, une forme de sécularisation s’est accomplie très tôt dans l’histoire égyptienne. Dès le XIXe siècle, en effet, l’affaiblissement de l’influence des oulémas remet en question les fondements de leur participation politique. A partir du XIXe siècle, les écoles religieuses musulmanes subissent les offensives de l’Etat réformateur. En ces temps de transmission du savoir religieux, ses principaux acteurs, les oulémas, voient, de plus, face à la concurrence de l’enseignement moderne, leur partenariat avec le pouvoir s’affaiblir, et leur influence décliner. Ce, même si certains d’entre eux participent à la lutte anti-coloniale et à la définition du nationalisme. Le processus de modernisation s’accompagne d’une sécularisation de la société égyptienne : le statut des nouvelles élites en formation n’est plus légitimé par la connaissance et l’interprétation des textes sacrés mais par l’accès au savoir, moderne et d’origine occidentale. C’est dans le cadre de ce changement à long terme que les oulémas perdent graduellement le statut dont ils jouissaient jusqu’alors. Ils voient se détériorer les fondements de leur statut économique et intellectuel, et, par la même, leur magistère doctrinal.
On ne manque pas d’éléments fondamentaux et philosophiques pour régler la question de la séparation du politique du religieux dans l’islam. On y parviendra en désidéologisant la religion, comme le dit l’écrivain iranien Amir Jahanchahi [4]. « Ce serait une erreur », précise l’auteur, « que d’opposer une laïcité conquérante à un islamisme conquérant – même si, bien sûr, la barbarie n’est que du côté de ce dernier –, de déclencher une guerre entre les religieux et antireligieux. Mieux vaut revenir à des principes simples, sains, qui remontent à la nuit des temps, mettre en pratique tout bonnement la vieille maxime "Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu". » A contrario, le sécularisme codifie simplement la séparation du temporel et du spirituel. Alors que la laïcité, concept plus militant, porte une estampille trop européenne – et surtout très française. « Aux yeux des musulmans », ajoute Jahanchahi, « elle apparaîtrait comme un produit d’importation étrangère, contrairement au sécularisme plus neutre. » Dans cet esprit séculariste, il faudra établir une séparation claire entre ceux qui gouvernent l’Etat et ceux qui définissent la religion.
A suivre…
Notes :
[1] Niyazi Berkes, « Kemalist secularism was nothing but rejection of the ideology of islamic polity », in The development of secularism in Turkey, Mac Gill University Press, 1964, page 499.
[2] Discours de Moustafa Kemal Atatürk, Ankara, 1981, (1ère éd. 1927), page 667.
[3] Bahgat Korany, Les régimes politiques arabes, Presses Universitaires de France, 1987, page 49.
[4] Amir Jahanchahi, Vaincre le IIIème Totalitarisme, Ed. Ramsay, décembre 2001, pages 139-141.