observait :
La quantité d'articles et d'ouvrages, le nombre d'éditions et de
réimpressions, la qualité de ceux qui les rédigent, les publient et les
soutiennent, la place qu'ils occupent dans les écoles et les universités, leur
rôle dans les médias donnent à penser que l'antisémitisme classique fait
désormais partie intégrante de la vie intellectuelle, presque autant qu'en
Allemagne nazie, et beaucoup plus que dans la France de la fin du
XIXe siècle et du début du XXe siècle
En dépit de l'inquiétude suscitée par l'immense production de littérature
antisémite dans le monde arabe et musulman, Lewis, à l'instar de la
plupart des autres commentateurs, estimait que cette haine arabe était
dépourvue du caractère viscéral et de l'intensité propres à l'antisémitisme
d'Europe centrale et orientale. Selon les idées reçues, l'antisémitisme dans
les pays arabes était « encore amplement politique et idéologique, intellectuel
et littéraire », dénué de profonde animosité personnelle, et ne rencontrait
pas de résonance populaire
. En dépit de sa véhémence et de son omniprésence, la judéophobie
moyen-orientale était considérée quasiment par tous (même par Lewis)
comme un élément du conflit arabo-israélien, exploité avec cynisme à des
fins de propagande par les dirigeants arabes et les élites intellectuelles :
c'était « quelque chose qui vient d'en haut, des dirigeants, plutôt que d'en bas,
de la société – une arme politique et polémique à mettre au rebut lorsqu'elle
devient inutile"
Mais, à mon avis, cette hypothèse, même à l'époque, péchait par excès
d'optimisme et était intellectuellement sujette à caution. Ces dernières
années, c'est devenu de plus en plus flagrant, le virus antisémite ayant pris
racine dans le corps politique de l'islam à un degré sans précédent
.
Cependant, on entend encore dans certains milieux l'affirmation désarmante
selon laquelle, les Arabes étant des « Sémites », ils ne peuvent par
définition être considérés comme antisémites. Pour plusieurs raisons, cet
argument était et demeure absurde. En premier lieu, le terme « sémite »
renvoie à une classification linguistique et non pas raciale ou nationale, et
ne revêt un sens précis que lorsqu'il s'applique à la famille des langues
sémitiques qui inclut l'hébreu, l'arabe et l'araméen
. Ensuite, le vocable « antisémite », forgé en Allemagne en 1879 par Wilhelm Marr,
n'a jamais concerné les Arabes. Il était nettement et exclusivement destiné aux Juifs
et était une arme contre leur émancipation. Sa coloration raciale évidente
conférait une apparence scientifique à la haine des Juifs d'origine
religieuse, plus traditionnelle. Il faut rappeler que, vers la fin du XIXe
siècle, la notion de race n'était pas encore sujette à l'opprobre qu'elle
connaîtrait par la suite.
En troisième lieu, pendant la guerre, Hitler et les nazis furent plus
qu'heureux de convier à Berlin le grand mufti de Jérusalem et le dirigeant
du mouvement national arabe palestinien, Haj Amin al-Husseini, invité
d'honneur et allié, au moment même où ils entreprenaient l'assassinat en
masse des Juifs européens. Le fait qu'al-Husseini appartenait à la branche
arabophone de la famille linguistique « sémite » ne dissuada pas Heinrich
Himmler, l'implacable chef des SS, de souhaiter le plein succès au grand
mufti dans son combat « contre le Juif étranger »
. Pour sa part, aucun sentiment d'allégeance au « sémitisme » n'empêcha
al-Husseini de déclarer avec enthousiasme, le 2 novembre 1943, que « les
Allemands savent comment se débarrasser des Juifs ». En fait, le dirigeant
national arabe palestinien souligna le lien idéologique entre Allemands et
musulmans :
[L]es Allemands n'ont jamais causé de tort à aucun musulman, et ils
combattent à nouveau contre notre ennemi commun […]. Mais surtout, ils
ont définitivement résolu le problème juif. Ces liens, notamment ce dernier
point [la « solution finale »], font que notre amitié avec l'Allemagne n'a
rien de provisoire ou de conditionnel, mais est permanente et durable,
fondée sur un intérêt commun
.Mais il est inutile de rappeler la collaboration arabe, musulmane ou
palestinienne à la judéophobie génocidaire nazie pour admettre que des
attitudes profondément hostiles aux Juifs ne cessent pas d'être antisémites
pour la simple raison qu'elles sont exprimées en arabe par des Arabes.
Les Protocoles des Sages de Sion, par exemple, sont un produit de l'antisémitisme
russe et européen de la fin du siècle, issu d'une tradition historique
et culturelle de toute évidence distincte de celle des Arabes musulmans.
Mais, lorsqu'ils sont publiés et réédités dans le monde arabe, ils cessent
d'être un produit purement européen pour entrer dans le courant général de
la pensée arabe
. Leur attrait est d'autant plus fort que, pour de nombreux
musulmans et Arabes, l'idée des Juifs comme incarnant une force occulte
omnipotente devient plus tangible et plus concrète en considérant les
Protocoles comme un « manifeste sioniste appelant à la conquête du
monde"
En même temps, le spectre d'une conspiration aussi puissante,
aussi satanique, contribue également à atténuer le traumatisme psychologique
et l'humiliation subis par les Arabes lors de leurs défaites successives
devant Israël et l'Occident. En 2002, les Protocoles ont même été
« adaptés à l'écran » dans un feuilleton de trente épisodes d'un coût de
plusieurs millions de dollars, réalisé en Égypte par la radio et la télévision
arabes, avec la participation de plus de 400 acteurs. Selon un important
hebdomadaire égyptien, les téléspectateurs arabes ont enfin pu découvrir la
stratégie essentielle « qui, jusqu'à aujourd'hui, domine la ligne de
conduite, les aspirations politiques et le racisme d'Israël »
.
Les intellectuels arabes et des antisionistes occidentaux qui, envers et
contre tout, continuent à nier l'existence d'un antisémitisme « sémite »,
affirment souvent qu'il y a une nette distinction entre Juifs et sionistes dans
la littérature en question. En réalité, cela a rarement été le cas, même par le
passé, et si une telle distinction a pu exister à un moment donné, elle a
presque totalement disparu. Pendant plus de cinquante ans, le terme
« Juifs » (Yahoud) a en fait été confondu avec celui de « sionistes »,
(Sahyûniyyûn), « Israéliens », ou « les Enfants d'Israël » ( Banû Isrâîl)
, ou bien utilisé indifféremment
. Le développement vertigineux de cette littérature et des commentaires
violemment antisémites formulés par les journaux, revues, magazines, par la
radio, la télévision, ou dans la vie quotidienne au Moyen-Orient a submergé la
minorité d'Arabes qui tentaient de maintenir une séparation dans leurs attitudes
envers les Juifs
. Qui plus est, depuis un certain nombre d'années, le raz-de-marée d'antisémitisme
se cristallise en un véritable phénomène de masse. Il y a cinq ans, Daniel Pipes
observait déjà :
Au cours des vingt années écoulées depuis Camp David, le sentiment des
Égyptiens à l'encontre d'Israël n'a cessé de se détériorer. À une majorité
écrasante, les hommes politiques, les intellectuels, les journalistes et les
dignitaires religieux continuent à rejeter l'héritage de Sadate, à calomnier
et à vilipender l'État juif
Le même phénomène se retrouve ces dernières années dans la population
jordanienne, en dépit du traité de paix signé avec Israël. En Jordanie,
les associations professionnelles et les entreprises maintiennent un boycott
d'Israël, officiel et officieux, tandis que, dans leurs sermons hebdomadaires
et leurs prises de position publiques, les chefs religieux débitent de
violentes calomnies sur les sionistes et les Juifs.
Derrière ce rejet arabe, on trouve un déluge d'images dénigrantes et
répugnantes des Juifs et du judaïsme, tant dans les médias d'État que dans
les médias d'opposition, les publications populaires ou universitaires, les
images de la télévision, les caricatures et dans les enregistrements cassette
de religieux qui ont depuis longtemps aboli toute frontière entre antisionisme
et antisémitisme. L'avalanche d'images venimeuses, orales et
visuelles, s'étend du Maroc aux États du Golfe et à l'Iran ; il est aussi puissant
dans des pays soi-disant « modérés » comme l'Égypte que dans des
nations arabes ouvertement hostiles comme l'Irak, la Libye et la Syrie.
Dans les dessins humoristiques arabes, les Juifs sont décrits comme des
démons et des assassins, des gens odieux et abominables à redouter et à
éviter. Ils sont invariablement considérés comme la source de tous les
maux et de toutes les corruptions, les auteurs d'un ténébreux et permanent
complot visant à infiltrer et à détruire la société musulmane afin à terme de
prendre le contrôle du monde
. La déformation du Juif la plus courante le représente en homme barbu, sombre,
le dos voûté, le nez crochu, vêtu d'un vêtement noir et d'aspect diabolique,
stéréotype hideux caractéristique de la feuille de propagande nazie Der Stürmer
. Le judaïsme lui-même est présenté comme une religion sinistre, immorale, se fondant
sur des cabales et des rituels sanglants, tandis que les sionistes sont systématiquement assimilés à des racistes criminels ou à des nazis. L'objectif n'est pas simplement
de délégitimer moralement Israël en tant qu'État juif et entité nationale au Moyen-Orient, mais également de déshumaniser le judaïsme et le peuple juif en tant que tels.
Aucun observateur un tant soit peu au fait de ce flot de haine qui atteint actuellement de nouveaux sommets dans la diffamation ne peut douter qu'il ne soit profondément et totalement antisémite.
Le prétexte fort léger d'« antisionisme » avancé pour présenter cette
documentation de ruisseau constitue une véritable insulte à l'intelligence
de tout individu raisonnable. Comme le fait observer Hillel Halkin :
Israël est l'État des Juifs, le sionisme est la conviction que les Juifs doivent
avoir un État. Calomnier Israël, c'est calomnier les Juifs. Souhaiter qu'il
n'ait jamais existé ou qu'il cesse d'exister, c'est souhaiter détruire les
Juifs
Le projet de détruire Israël demeure cependant une force essentielle
motivant les perspectives politiques de nombreux Arabes. Le principe de
base selon lequel Israël doit être rayé de la carte n'est pas seulement un
axiome religieux intégriste, il est partagé par la plupart des nationalistes
arabes et palestiniens, ainsi que par la majeure partie de la « rue arabe ».
L'antisémitisme – ce puissant instrument d'incitation à la violence, de
terrorisme et de manipulation politique – s'est en fait intégré dans cette
culture arabo-musulmane de la haine
.
La persistance, l'intensité et la profondeur de cette haine ne doivent
cependant pas masquer le fait que, historiquement, l'antisémitisme est un
phénomène relativement nouveau dans la culture arabe et parmi les musulmans
en général. Dans le monde islamique traditionnel, il ne constituait pas
une force importante, encore qu'on puisse trouver dans le Coran et autres
sources islamiques anciennes certains germes des attitudes antijuives
contemporaines. En dépit de l'état extrêmement dégradé des relations
islamo-juives aujourd'hui, il faut rappeler que des moments de paix et
d'harmonie ont alterné avec des phases de conflit violent.
LA SUITE EST UN FICHIER PDF JOINT A CETTE INTRODUCTION