Dans le même quotidien Claude Lanzmann avait rapidement apporté sa réponse. Les rédacteurs de la Revue des ressources ont choisi d'ignorer la polémique que ce texte avait déclanchée.
Pourtant, qu'ils ne soient pas trop pressés : Shoah, indissolublement les victimes et les témoins survivants, la Chose, le mot, le film ont été plus présents que jamais au cours de la commémoration du soixantième anniversaire de la libération d'Auschwitz, ils ont touché et marqué pour toujours des générations nouvelles, des cœurs et des consciences innombrables.
Un travail de titan attend Meschonnic, le grand débaptiseur »
Le 9 avril 2009 par Henri Meschonnic
Comme tout ce qui touche au langage touche à l’éthique d’une société, donc à sa politique, je proposerais, pour qu’au moins une fois on l’entende, qu’on laisse le mot "Shoah" aux poubelles de l’histoire.
Jacques Sebag a rassemblé presque toutes les raisons de rejeter le terme "Holocauste" pour désigner l’extermination des juifs par le nazisme et par Vichy : puisque le mot désigne un sacrifice offert à Dieu, où, au lieu de manger la bête sacrifiée, on la brûle en entier, c’est-à-dire qu’on l’offre en entier à la divinité.
D’où le scandale d’user de cette appellation pour dire une extermination voulue par une idéologie sans rapport avec le divin. Appellation qui constitue un "contresens majeur", comme disait Jacques Sebag, mais nullement une "flagrante maladresse de langage". C’est bien plus grave. D’autant que le mot s’est installé, comme il le rappelle, aux Etats-Unis, conforté par la diffusion du film américain du même nom.
Pour condamner "Holocauste", il faut ajouter que non seulement le terme implique une théologie qui justifie le meurtre de masse en le présentant comme une dévotion et un sacrifice en paiement des péchés, ce qui en fait une punition divine - sacrilège maximal au nom du religieux -, mais c’est aussi parce que c’est un terme grec, qui vient de la traduction des Septante, texte de base du christianisme, une christianisation, une archéologisation.
Le consensus s’est déplacé, en français, sur le mot "Shoah", lui aussi porté par un film à succès, celui de Claude Lanzmann. Mais autant Jacques Sebag rassemble avec énergie l’argumentation "pour en finir avec le mot Holocauste", autant il semble, comme tout le monde, accepter le mot "Shoah" et même le justifier : "Shoah dit la judéité de la victime et souligne, à juste titre, sa spécificité religieuse et culturelle."
Or, là aussi, il y a de l’intolérable, et il faut le faire entendre, d’autant plus qu’on ne l’entend pas. Les références mêmes à l’hébreu, avec l’apparence du savoir, inversent toute la réalité historique du mot, et aggravent un contresens généralisé qui ne semble gêner personne.
Ce qui accroît le scandale. Car le mot "Shoah" n’a pas du tout, en hébreu, de "connotation religieuse", et il ne désigne pas "également" un cataclysme et il ne renvoie pas "aussi à l’idée de "catastrophe naturelle"". Le mot n’a rien à voir avec le massacre, il n’introduit pas non plus du "providentiel".
Le scandale, que la médiatisation du mot rend inaudible, est que c’est un mot qui, dans la Bible où il se rencontre treize fois, désigne une tempête, un orage et les ravages - deux fois dans Job - laissés par la tempête dévastatrice. Un phénomène naturel, simplement.
Il y a d’autres mots, dans la Bible, pour désigner une catastrophe causée par les hommes. Le scandale est d’abord d’employer un mot qui désigne un phénomène de la nature pour dire une barbarie tout humaine.
L’hébreu dit, par exemple, "hurban". C’est le mot qu’emploie Manès Sperber dans Etre Juif (Odile Jacob, 1994). Je ne connais que trois auteurs qui emploient ce terme : Manès Sperber, Elias Canetti et Daniel Lindenberg, dans Figures d’Israël (Hachette, 1997), qui note que "hurb (a) n", en hébreu, égale "destruction, ruine (forme yiddish : hurbn)". Terme qui serait "peut-être plus approprié pour désigner le génocide nazi des juifs, entre 1941 et 1945".
Le consensus s’est collé sur le mot "Shoah". Ecrit à l’anglaise. Et ce mot est une pollution de l’esprit. Pour plusieurs raisons, qui tiennent à ses effets pervers.
Il n’y a pas à céder, un peu vite et lâchement, à l’argument qui mettrait le rappel du sens biblique de ce mot au compte d’un souci déplacé pour une archéologie du langage. Il est vrai que l’histoire ne cesse de montrer que des mots prennent des sens nouveaux, perdent des sens anciens.
Mais il n’est pas anodin d’avoir pris, pour nommer une horreur toute ciblée, un mot d’hébreu biblique. Il y a là d’abord une insensibilité au langage qui juge ceux qui l’acceptent et s’y associent sans même le savoir, sans chercher à le savoir.
Ici intervient un autre aspect du scandale de ce mot, c’est qu’il est présenté comme le "nom définitif" de l’innommable. Tout se passe comme si Claude Lanzmann, l’auteur du film Shoah, identifiait son film à la nomination de l’innommable même, ayant choisi ce nom hébreu, de son propre aveu, parce qu’il ne connaît pas l’hébreu (Libération du 24 janvier) : "J’ai choisi ce nom parce que je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire". Où se mêlent l’idée de "destruction" et "aussi bien - celle d’ - une catastrophe naturelle". D’où est privilégié l’"opaque", renforçant ainsi l’identification entre l’innommable au sens d’une horreur que le langage ne peut pas dire, et l’effet de nom "éponyme", "acte radical de nomination", qu’il s’approprie : "L’auteur de la Shoah, c’est Hitler. Lanzmann, c’est l’auteur de Shoah."
Les nazis avaient des raisons qui étaient propres à leur tactique pour recourir à une terminologie de masquage qui était en même temps explicite : "solution finale", "évacuation" (pour déportation). Il n’y avait là rien d’innommable ou d’indicible. Tout était parfaitement nommé. Les états d’âme concernant la désignation sont apparus en 1944-1945, en même temps que le tabou qui rendait inaudibles les récits des témoins et survivants.
L’invention du terme "génocide" est assez vite devenue matière à problème, celui d’une spécificité-unicité. Revendiquée par les uns, refusée par les autres, étant donné la multiplication des massacres de masse : génocides arménien, cambodgien, rwandais... Ce que récemment l’apparition du terme "judéocide" tend peut-être à conjurer.
Car il y a bien, chaque fois, une spécificité, une unicité. La spécificité juive tient à tout un héritage d’enseignement non du "mépris", comme disait Jules Isaac, mais de la haine. Un héritage théologico-politique qui s’est biologisé, radicalisé, selon une rhétorique remarquable d’inversion : la haine contre ce que Hegel appelait la religion de la haine, opposée à la religion de l’amour - le christianisme. Même rhétorique de l’inversion, et je la mentionne parce qu’elle est essentielle, dans l’utilisation des Protocoles des Sages de Sion : une réelle volonté de destruction de ceux à qui on impute cette volonté de destruction. C’est la continuité de l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme du XIXe siècle, qui aboutit à une radicalisation d’hygiène populiste avec Hitler et Vichy. Parfaitement nommée "solution finale".
Au passage, puisqu’on en est aux commémorations, je propose qu’on organise un centenaire des Protocoles des Sages de Sion : 1905. Ce serait une occasion unique à saisir pour montrer à tous la bête immonde et son utilisation par une autre rhétorique d’inversion, tout actuelle, la même et pas la même. Sans oublier que ce sont les Arabes chrétiens qui, vers 1920, ont traduit en arabe cette Bible du tuez-le-juif.
Là-dessus, deux problèmes. L’un est que le choix d’un mot hébreu pour désigner la "solution finale", liée à des siècles de haine, fait dire dans la langue emblématique des victimes un acte entièrement imputable aux hygiénistes de la race. Ce n’était pas la langue de ceux qu’on a massacrés. L’hébreu leur était une langue liturgique. Sans parler des enfants, dont beaucoup ne parlaient pas encore, mais Drieu La Rochelle avait dit de ne pas oublier "les petits". Nommer cet acte en allemand, Endlösung, serait aussi faire offense à ceux qui ont les premiers rempli les camps, et la langue allemande n’y est pour rien.
L’autre problème, dans ce mot empoisonné, c’est une victimisation tout aussi totalitaire que le massacre : ce qu’Ami Bouganim appelle le "traumatisme de la Shoah", dans Le Juif égaré (Desclée de Brouwer, 1990). On retrouve l’interdit énoncé par Adorno en 1949, qu’il serait barbare et impossible d’écrire des poèmes après Auschwitz.
Ainsi "Shoah" condense un "culte du souvenir" qui s’est mis à dévorer ce qui reste de vivant chez les survivants. Le procès apparemment fait à un mot porte sur tout ce qui porte ce mot, comme dit Yeshayahu Leibowitz : "La grande erreur d’aujourd’hui consiste à faire de la Shoah la question centrale à propos de tout ce qui concerne le peuple juif", et la Shoah est devenue ainsi pour certains "le substitut du judaïsme" (dans Israël et judaïsme, Desclée de Brouwer, 1996).
Le mot ramasse ce qu’on a appelé "la question juive". Qui est tout sauf juive. Une fois de plus, comme écrivait Hegel, les juifs n’ont pas d’histoire, n’ayant que celle de leur martyre. Alors, pour lutter contre les rhétoriques d’inversion et de dénégation liées à la victimisation, qu’énonçait déjà Rudolf Hoess, le chef du camp d’Auschwitz, dans ses Mémoires, quand il disait que, de cette extermination (inachevée), ce seraient encore les juifs qui tireraient le plus de profit, et comme tout ce qui touche au langage touche à l’éthique d’une société, donc à sa politique, je proposerais, pour qu’au moins une fois on l’entende, qu’on laisse le mot "Shoah" aux poubelles de l’histoire.
Raul Hilberg ne s’en embarrassait pas, dans son livre La Destruction des juifs d’Europe. Et lui ne voulait pas du terme d’"extermination". Il y a eu, et il y a encore, une purulence humaine qui a voulu et qui veut la mort des juifs. Il n’y a pas besoin d’un mot hébreu pour le dire. On peut le dire dans toutes les langues avec des mots qui disent ce qu’ils veulent dire, et dont chacun connaît le sens.
Le mot "Shoah", avec sa majuscule qui l’essentialise, contient et maintient l’accomplissement du théologico-politique, la solution finale du "peuple déicide" pour être le vrai peuple élu. Il serait plus sain pour le langage que ce mot ne soit plus un jour que le titre d’un film.
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Ce mot de "Shoah"
Claude Lanzmann, 'Le Monde', 25.02.05
En 1983, deux ans avant l'achèvement d'un film qui ne s'appelait pas encore "Shoah", dans une lettre adressée à mon ami Manès Sperber - il venait d'en voir les trois premières heures au côté de Raymond Aron -, j'écrivais : "Cet immense travail, auquel je ne réussis même pas à trouver un titre, n'est pas un film sur l'Holocauste, il n'est pas un produit, un dérivé de l'Holocauste, pas un film historique, il est lui-même - comment vous dire cela, Manès, c'est ainsi que je le vis - un événement originaire." Sperber seul eut connaissance de cette lettre, Raymond Aron venait de mourir.
Au cours des onze années durant lesquelles j'ai travaillé à sa réalisation, je n'ai donc pas eu de nom pour le film. "Holocauste", par sa connotation sacrificielle et religieuse, était irrecevable ; il avait en outre déjà été utilisé. Mais un film, pour des raisons administratives, doit avoir un titre. J'en ai tenté plusieurs, tous insatisfaisants.
La vérité est qu'il n'y avait pas de nom pour ce que je n'osais même pas alors appeler "l'événement". Par-devers moi et comme en secret, je disais "la Chose". C'était une façon de nommer l'innommable. Comment aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l'histoire des hommes ? Si j'avais pu ne pas nommer mon film, je l'aurais fait.
Le mot "Shoah" s'est imposé à moi tout à la fin parce que, n'entendant pas l'hébreu, je n'en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. Mais, pour ceux qui parlent l'hébreu, "Shoah" est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie "catastrophe", "destruction", "anéantissement", il peut s'agir d'un tremblement de terre ou d'un déluge.
Des rabbins ont arbitrairement décidé après la guerre qu'il désignerait "la Chose". Pour moi, "Shoah" était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable, comme un noyau atomique.
Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l'organisation de la première du film au Théâtre de l'Empire, m'a demandé quel était son titre, j'ai répondu :
"Shoah.
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Je ne sais pas, cela veut dire "Shoah".
- Mais il faut traduire, personne ne comprendra.
- C'est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne."
Je me suis battu pour imposer "Shoah" sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues, le nom même de l'événement dans son absolue singularité. Le film a été d'emblée éponyme, on s'est mis partout à dire "la Shoah". L'identification entre le film et ce qu'il représente va si loin que des téméraires parlent de moi comme de "l'auteur de la Shoah", ce à quoi je ne puis que répondre : "Non, moi, c'est "Shoah", la Shoah, c'est Hitler."
J'ai écrit les paragraphes qui précèdent il y a un an, dans une autre occurrence, mais je m'aperçois, les relisant, qu'elles sont déjà en elles-mêmes une réponse à la diatribe d'Henri Meschonnic ("Pour en finir avec le mot "Shoah"", Le Monde daté 20-21 février), ironiquement publié dans les pages "Horizons Débats" du quotidien.
Quel horizon, quel débat ? Meschonnic se débat contre lui-même, empêtré dans des démonstrations contradictoires, s'avançant masqué de fausse science, avec une idée fixe : en finir pas seulement avec le mot "Shoah" comme il le prétend, mais avec le film "à succès" du même nom, et en dernière analyse, avec la "chose" elle-même.
Quand d'autres claironnent contre la "pornographie mémorielle de la Shoah", Meschonnic, lui, n'hésite pas à parler d'un "mot empoisonné" et de "victimisation tout aussi totalitaire que le massacre" (sic), écrivant sans trembler : "Ainsi "Shoah" condense un "culte du souvenir" qui s'est mis à dévorer ce qui reste de vivant chez les survivants..."
A ces propos infâmes il faut opposer les paroles de vérité d'Anne-Lise Stern, déportée survivante qui, elle, n'a pas été dévorée par le mot "Shoah", dans son grand livre, Le Savoir-déporté (Editions du Seuil, 2004) : "Shoah n'est pas un documentaire et pas non plus un pur chef-d'œuvre du septième art. Plutôt œuvre inaugurale d'un huitième art, à l'aune de notre temps. Du coup, il a, de fait, autorisé, suscité chez les uns et les autres le désir de s'exprimer, de témoigner chacun en son nom. (...) Ainsi certains psychanalystes se félicitent : Claude Lanzmann aurait introduit un signifiant hébreu dans la langue française. Je soutiens, moi, qu'avant Shoah le film, ce que les Israéliens désignaient par "shoah" restait pour eux... de l'hébreu et que le mot, le nom "Shoah", depuis ce film, est devenu français en France, allemand en Allemagne, anglais en Amérique."
Shoah, le film, a aujourd'hui 20 ans et c'est, dès sa sortie, sans que j'y sois pour rien, qu'on a commencé partout à dire "la Shoah". Apparemment, Meschonnic n'a jamais entendu parler de l'Esprit objectif. C'est vrai : comment pourrait-il savoir, lui, que les œuvres véritables, une fois créées, échappent à leur auteur et vivent leur vie propre ? Shoah, le film, a eu cette force de nommer la chose.
Si je me tiens pour intégralement responsable de l'œuvre, je ne pouvais en revanche prévoir que l'époque allait s'en emparer comme elle l'a fait. Je ne pouvais ni le prévoir ni le vouloir. Même si cette reconnaissance est juste et bonne, elle aurait très bien pu ne pas se produire. Je pensais quant à moi que mon film serait vu par 3 000 personnes et cela me suffisait. Je décris a posteriori et de façon tout à fait phénoménologique l'effet éponyme du film et ses conséquences paradoxales - la confusion de "la Shoah" et de Shoah-, Meschonnic traduit cela - fameux traducteur que voilà ! - en volonté d'"appropriation".
Traducteur de ce qu'il refuse d'appeler la Bible, il se croit, à ce titre, autorisé à mettre à sac et à détruire toute culture constituée, obsédé par le bon commencement comme d'autres l'étaient par la race pure. Au nom de l'hébraïsation, il ne renâcle pas devant l'illisibilité et le sentiment de sa toute-puissance sur les mots excite plus encore ses instincts de serial killer, pour reprendre une expression dont Michel Deguy l'avait gratifié.
Sa cible ultime - il aura fallu attendre vingt ans pour qu'il se réveille de son sommeil dogmatique et la désigne -, c'est Shoah : l'hébraïseur de "Bible" ne veut pas d'un mot hébreu pour nommer "la Chose". Sous le galimatias et les approximations meschonnesques, on ne trouve qu'une quête égarée du "bon mot", qui lui fait faire des choix contradictoires, voire exclusifs les uns des autres. Etrange vision de la philologie : les mots exprimeraient si exactement les choses qu'il y aurait pour tout un mot juste, un mot parfait.
Or - et c'est cela qui atteint Meschonnic au cœur -, la puissance du mot "Shoah" n'est pas celle de l'exactitude, je l'ai montré plus haut. Mon ignorance proclamée de l'hébreu et le triomphe de Shoah, film et mot confondus, affoleront les cuistres jusqu'à la fin des temps. Shoah "pollution de l'esprit" ; "le scandale de ce mot" ; " mot empoisonné"; "qu'on laisse le mot "Shoah" aux poubelles de l'Histoire". Diantre ! Le killer ne rit pas, est prêt à tout accepter et à mentir sans vergogne pour parvenir à ses fins : "Tout, ose-t-il dire, était parfaitement nommé -par les nazis-. Les états d'âme concernant la désignation sont apparus en 1944-1945."
Meschonnic m'a-t-il entendu lire, à la fin de la première époque de Shoah, le rapport hallucinant de Just, daté du 5 juin 1942, adressé à l'Obersturmbannführer Walter Rauff, sur les améliorations à apporter à la construction des camions à gaz ? Les juifs asphyxiés à l'oxyde de carbone des moteurs étaient appelés "le chargement"; si on parlait de leur nombre, on disait "le nombre des pièces (en allemand Stück) à charger". A-t-il vu Motke Zaidel et Itzhak Dugin raconter, en larmes : "Les Allemands avaient même ajouté qu'il était interdit d'employer le mot "mort" ou le mot "victime" parce que c'était exactement comme un billot de bois, que c'était de la merde, que ça n'avait absolument aucune importance, c'était rien"...
"Les Allemands nous imposaient de dire, concernant les corps, qu'il s'agissait de Figuren, c'est-à-dire de marionnettes, de poupées ou de Schmattes, c'est-à-dire de chiffons."
Il me paraît clair, rapportant ces paroles, que l'éradicateur n'a jamais vu Shoah, qu'il ne sait pas de quoi il parle. Pour le maniaque du "bon mot", tous les mots sont meilleurs que le mot hébreu, même les mots nazis. Le meurtrier, non content d'avoir assassiné, doit-il en plus être le maître du nom et du sens de ce qu'a subi la victime ?
L'antisémitisme (ce n'est peut-être pas le "juste" mot, mais avec le temps et l'usage, il l'est devenu !), c'est la haine métaphysique pour le peuple qui est à l'Origine et le sait et le veut. Il est parfaitement cohérent de désigner le paroxysme de cette haine par un mot hébreu. Même n'entendant pas la langue et bien avant de m'être résolu pour "Shoah", je savais, dès le commencement de mon travail, que je voulais imposer notre propre vision de la catastrophe, celle des victimes et des survivants.
"L'hébreu, dit platement Meschonnic, n'était pas la langue de ceux qu'on a massacrés, l'hébreu leur était une langue liturgique." Non, c'était la langue de l'Origine au nom de laquelle on les a transformés en victimes plutôt que de les laisser être tranquillement des Russes, des Français, des Polonais, des Grecs, des Hollandais... C'est aussi la langue d'Israël. J'ai appris de Sartre que se réapproprier le tort absolu est le premier pas vers l'authenticité et la liberté. Cette réappropriation commence par le nom : je serai le nègre, je serai le juif.
En vérité, le cuistre se moque bien du mot "Shoah". Son problème est la Chose, dont il convient de se débarrasser au plus vite, comme le souhaite aujourd'hui, pour des raisons au départ diverses mais finalement confluentes, une bande hétéroclite et bruyante. Se débarrasser de la Shoah ou tout au moins la remettre à sa place. Ils s'emploient à ce qu'au fil du temps cette place soit de plus en plus congrue, les béantes "poubelles de l'Histoire" attendent.
Pourtant, qu'ils ne soient pas trop pressés : Shoah, indissolublement les victimes et les témoins survivants, la Chose, le mot, le film ont été plus présents que jamais au cours de la commémoration du soixantième anniversaire de la libération d'Auschwitz, ils ont touché et marqué pour toujours des générations nouvelles, des cœurs et des consciences innombrables.
Un travail de titan attend Meschonnic, le grand débaptiseur.
L'article est disponible sur ces deux sites :
Psychanalyse en mouvement : http://www.psychanalyse-en-mouvement.net/articles.php?lng=fr&pg=410
Agonia : http://www.agonia.net/index.php/article/121174/index.html