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La semaine dernière : http://lessakele.over-blog.fr/article-a-fait-la-france-de-ses-valeurs-56025971.html,
Bonapartine nous expliquait que, selon elle, la France avait bafoué certaines notions qui participent à la construction de son identité au point d’en arriver au paradoxe de renvoyer l’image d’un pays qui s’interdit désormais de partager ses propres valeurs. Aujourd’hui, dans la suite logique de cette thématique, Bonapartine nous donne son analyse des notions de repentance et de devoir de mémoire.
Lessakele – Dans la "concurrence des mémoires", la notion de "repentance" est-elle à consommer avec modération ? Quelles en seraient les limites, visant à consolider le pacte républicain face au risque de le liquider ?
Ce qui est à consommer avec tact et intelligence, c’est le devoir de mémoire. En aucun cas le discours de repentance, pas même avec modération. Pourquoi ?
Même si l’acte de repentance peut-être considéré de différentes façons, il n’en demeure pas moins que dans un pays comme la France où la culture judéo-chrétienne a eu tellement de poids sur l’évolution des sociétés pendant tant de siècles d’une part, où l’on assiste depuis quelques années à une recrudescence des revendications religieuses, notamment de celles émanant de l’islam, il est évident que le mot repentance conserve aujourd’hui encore une connotation liée au pêché et donc à la faute. En d’autres termes, il y a selon moi dans le concept de "repentance" l’idée selon laquelle une ou plusieurs générations données devraient en quelque sorte expier, "payer de leur vivant le prix" des "fautes" présumées commises par une ou plusieurs générations passées, que ces dernières soient du reste encore en vie ou pas, coupables ou pas et ce toujours sans même avoir pris le temps de recueillir les éclairages que nous apportent les historiens sur telle ou telle période de l’histoire humaine. Or, faire porter le poids du passé sur une ou plusieurs générations présentes, parfois très jeunes, et sans attendre qu’elles puissent se forger leur propre opinion est non seulement suicidaire pour l’avenir d’un pays mais de surcroît c’est une faute politique qui se répercute toujours sur les générations à venir.
Suicidaire parce que ceux qui entretiennent en permanence l’idée de repentance par un message du genre "C’est parce que les parents, les grands-parents des blancs – colonisateurs ou pas du reste - ont été du côté des traîtres (ou "des collabos" selon les périodes) que vous devez vous révolter contre eux", finissent par enfermer à terme la génération dite "lésée" par celle des "collabos" ou des "traîtres" d’hier, dans le cercle vicieux de la détestation de la France. Et l’histoire montre que lorsqu’on évolue dans la haine du pays qui vous a vu naître et/ou grandir, on finit ni plus ni moins que par nier sa propre identité, ce qui revient à se détester soi-même. Renier son pays, c’est en effet se renier soi-même. C’est en ce sens où je dis que la démarche qui conduit à emprisonner une ou plusieurs générations dans la détestation de soi aboutit finalement toujours à terme à un suicide collectif. Le tout le plus souvent au prix d’une accumulation de très grandes souffrances psychiques qui auraient pu être évitées.
Enfin, concevoir le "devoir de mémoire" sous l’angle exclusif de la repentance est doublement suicidaire en ce sens qu’elle induit l’idée qu’un déterminisme tant idéologique, ethnique que génétique marquerait d’un sceau indélébile la peau des générations futures que rien ni personne ne pourrait jamais contredire, contrecarrer, démentir. En un mot, chaque enfant né d’un père ou d’une mère, d’un grand-père ou d’une grand-mère présumés avoir du sang sur les mains ou sur la conscience serait à son tour condamné à n’être dans sa vie future d’adulte qu’un traître ou un collabo, un antisémite ou un raciste, un bourreau ou un tortionnaire. Cette démarche de pensée est inacceptable parce qu’elle est par essence criminelle.
J’ai par exemple le souvenir d’un élève âgé de douze ans et scolarisé à l’époque en classe de 5ème qui avait vu et entendu peu de temps après les célébrations du 8 mai un documentaire apparemment orienté sur le rôle de l’Allemagne nazie dans la déportation de millions de Juifs. C’est alors que ce jeune adolescent revient sur le sujet et me dit d’une voix à l’évidence angoissée : " Mais nous on est Allemands dans ma famille et on n’a pas tué de Juifs. "
Dans ce genre de circonstances et malgré l’émotion qui peut devenir légitimement la vôtre, il ne faut pourtant rien en laisser paraître et ne se situer que dans l’explication didactique. En l’occurrence, il était à la fois indispensable évidemment de ne pas nier le passé de l’Allemagne nazie mais en même temps de savoir également expliquer à cet adolescent que les enfants nés au moment de la guerre n’étaient pas responsables de ces crimes d’une part, que tous les allemands d’autre part n’avaient pas non plus tous été des nazis contrairement à ce que laissent entendre parfois certains documentaires.
Or, pour cet adolescent, le "nous" engageait encore la génération de son père dans l’histoire de l’Allemagne nazie. Ce passé n’était donc dans son esprit, et bien que nous ayons procédé au préalable à un repérage chronologique sur une frise, pas très éloigné dans le temps alors que le simple calcul des années à compter de 1945 lui permettait pourtant de se rendre aisément compte que son propre père n’était pas né à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais ce qui primait là, au-delà des décennies passées, c’était le sentiment de culpabilité qui avait laissé de toute évidence des traces inconscientes dans l’esprit de cet adolescent, peut-être à la suite de conversations entendues chez lui -je ne sais-, au point de lui faire croire que le simple fait d’avoir des origines allemandes l’exposait forcément à être assimilé encore dans les années 2000 à "un nazi". Comme s’il avait existé "un gène de nazi" qui se serait transmis de génération en génération et de surcroît des décennies après la fin de la guerre ! Et c’est là que l’on voit aussi quelle peut être la lourde responsabilité des médias qui en livrant des versions parfois subjectives, tronquées ou propagandistes de certaines périodes de l’Histoire de l’Humanité, peuvent aussi participer à terme activement à la dénégation fautive de ce que devrait être le devoir de mémoire. Il est fondamental de savoir enseigner la vérité tout en veillant à ne jamais heurter, blesser ou pire, traumatiser la conscience d’un enfant ou d’un adolescent. L’enseignement de l’histoire doit toujours avoir une dimension civique.
Un peu plus haut, je parlais aussi de faute politique parce qu’en refusant d’ouvrir à temps et non pas des décennies trop tard, comme c’est trop souvent le cas, des débats publics avec les différents acteurs de la société (tables citoyennes, historiens, philosophes, confrontation des témoignages de survivants ….) sur les zones d’ombre de notre histoire ou du moins sur des périodes si sensibles qu’elles en deviennent créatrices de déchirements, de haine et de violence entre générations présentes et à venir, on ne fait que maintenir l’esprit de repentance. Or, le rôle des politiques est de construire et non pas de déconstruire l’avenir. Et c’est là toute la différence entre le devoir de mémoire et la repentance : à l’endroit où la repentance détruit, le devoir de mémoire doit en principe permettre d’accéder à une connaissance éclairée de son passé pour ensuite pouvoir enfin bâtir l’avenir sur de solides fondations. Mais pour atteindre ce but, il est indispensable de veiller à ce que le devoir de mémoire ne ressemble pas à une instrumentalisation déguisée de celle-ci. Le devoir de mémoire doit donc s’efforcer de livrer toutes les facettes d’une époque, aussi contradictoires puissent-elles paraître parfois. En tout état de cause, une démarche critique aura toujours le mérite d’être formatrice pour l’esprit plutôt que de l’encourager à se perdre dans une vision unilatérale des faits de nature à éveiller les pires instincts.
Si vous prenez l’exemple des Indigènes de la République, vous observez dès les premières lignes de leur "discours" que les colonisateurs ont tous été de tous temps des "blancs", sous-entendu des "blancs issus du continent européen". Ce qui est absolument faux ! Il suffit pour s’en convaincre de lire par exemple "Le génocide voilé" de Tidiane N’Diaye qui est un anthropologue, un économiste et un écrivain franco-sénégalais qui s’est spécialisé dans l’histoire des civilisations négro-africaines et dont les analyses sont, de mon point de vue personnel, particulièrement pertinentes.
Sans jamais nier le fait que la traite transatlantique ait été un crime contre l’humanité, Tidiane N’Diaye rappelle néanmoins que celle qui a été pratiquée par les arabo-musulmans fut un véritable génocide. Il faut en effet savoir que la traite négrière a, en réalité, débuté lorsque l’émir arabe Abdallah ben Saïd a imposé aux Soudanais un accord, en 652, qui les obligeait à livrer annuellement des centaines d’hommes. Et Monsieur N’Diaye qualifie à juste titre cette traite de véritable génocide en ce sens que le sort qui a été réservé aux captifs africains au 7ème siècle n’était ni plus ni moins qu’une opération d’extinction à caractère ethnique fondée sur la castration massive des populations déportées. Dans l’émission "10 minutes pour le dire" diffusée sur France O le 20 mars 2008, il met également en avant "l’amnésie volontaire des élites noires" qui, selon lui, "peut s’expliquer par le fait que beaucoup de chercheurs ont du mal à passer d’une vision mémorielle affective de cette histoire, évidemment pour des questions religieuses, à une approche scientifique d’une histoire qui ne traite que des faits avérés."
Voilà le fossé qui sépare la repentance d’un devoir de mémoire éclairé et rigoureux : d’un côté la vision affective et bien souvent outrancièrement sélective de la mémoire collective qui s’oppose de l’autre côté à une approche scientifique qui ne traite que des faits avérés. C’est seulement dans ce dernier cadre que le devoir de mémoire peut-être mené à terme sans risque de ne se limiter qu’au cercle restreint des procès d’intention et des préjugés nuisibles à toute cohésion sociale et préserver ainsi le pacte républicain.
Bonapartine