Une interview de Manfred Gerstenfeld avec Pieter van der Horst
Pieter van der Horst
“Aussi loin que nous nous rappelions, Alexandrie en Egypte a été le lieu de naissance de l’idéologie de l’antisémitisme. En Asie Mineure, qui constitue aujourd’hui la Turquie, il existait de vastes communautés juives, depuis le quatrième ou troisième siècle avant l’ère ordinaire. Cependant, il n’y avait pas de haine endémique des Juifs, tel que c’était le cas à Alexandrie.
“On retrouve la première trace d’une attitude négative envers les Juifs au début du troisième siècle avant l’ère ordinaire, dans les écrits d’un prêtre égyptien appelé Manetho. Cet Egyptien parlant grec consacre un long passage de son œuvre principale, qui traite de l’histoire de l’Egypte à l’Exode des Juifs ».
Le Professeur Pieter van der Horst a étudié la philologie classique et la littérature et il a obtenu un Doctorat en Théologie de l’Université d’Utrecht. Après avoir terminé ses études, il est devenu professeur d’études juives et de plusieurs autres sujets. Van der Host est membre de de l’Académie Royale des Sciences des Pays-Bas.
“ Manetho retourne sans dessus dessous l’histoire de l’Exode. Dans la Bible, il s’agit d’un acte divin de libération du peuple juif, qui subissait l’esclavage des Egyptiens. Dans l’histoire anti-biblique de Manetho, il s’agit d’une expulsion des Juifs d’Egypte, à la demande des dieux égyptiens, parce que leur pays devait être purifié d’un peuple impur.
“Cette version anti-juive de l’Exode donne le ton d’une série de réécritures semblables de l’histoire biblique par des écrivains successifs, au second et au premier siècles avant l’Ere Chrétienne (av.JC) et après. La haine des Juifs à une échelle croissante a commencé après la conquête du Moyen-Orient par Alexandre le Grand, au cours du quatrième siècle avant l’ère ordinaire. L’exposition de la culture d’une nation aux yeux d’une autre est typique de l’ère hellénistique, la période succédant à celle d’Alexandre. Depuis lors, nous voyons, de plus en plus, se développer graduellement cette forme de haine, au sein de la société grecque, puis plus tard, dans la société romaine.
“L'important apologiste juif du premier siècle, Flavius Josèphe, consacre un livre –communément connu sous le titre de Contra Apionem, Contre Apion- à la calomnie anti-juive en littérature grecque et égypto-grecque des siècles précédents. Le texte de Flavius Josèphe traite, entre autres choses, de l’apogée de cette littérature retranscrite par un Egyptien s’exprimant en grec alexandrin, appelé Apion, qui vivait dans la première moitié du premier siècle de notre ère.
“Quelques-uns des tout premiers observateurs grecs du Judaïsme exprimaient des vues positives. Par exemple, deux élèves d’Aristote, Theophrastus et Clearchus, ont fait des remarques courtes et extrêmement favorables sur les Juifs. Dans les cercles philosophiques, les gens exprimaient parfois de l’admiration pour le rejet des Juifs de la pluralité des dieux. Que leur Dieu unique ne soit pas mentionné par un nom, ni représenté sous quelque forme que ce soit, les rendait dignes d’éloges, pour les penseurs philosophiques qui tendaient à développer une conception abstraite de la déité.
“La majeure partie des textes anti-juifs provenant des auteurs grecs et latins date d’avant le Christianisme. Il n’y a pas de différence notable entre les attitudes grecques et romaines envers les Juifs. Lorsque les Romains sont entrés en contact avec les Juifs, ils avaient aussi été exposés à la propagande anti-juive de plusieurs auteurs grecs. Bien qu’il y ait eu aussi de la littérature anti-juive à l’extérieur d’Alexandrie, il est significatif que les principaux protagonistes de la propagande anti-juive venaient de cette ville ; aux côtés de Manetho et d’Apion, il y en a d’autres. A Alexandrie, le premier « pogrom » anti-juif – que nous pouvons définir comme une attaque organisée et officiellement tolérée contre les Juifs – a eu lieu en l’an 38 de l’ère ordinaire.
Van der Horst explique : “Il n’existe qu’un document faisant référence à ce pogrom. Il est communément appelé In Flaccum et a été écrit par le philosophe juif Philo d’Alexandrie, qui a vécu depuis environ 25 av. l'ère ordinaire à 50 après l'ère commune. Il a été témoin des évènements. Personne d’autre n’a fait mention de ces incidents dramatiques, excepté le quelque peu tardif contemporain de Philo, Flavius Joseph.
“L’antique haine des Juifs dérivait en partie de leur façon d’être différente, pour ce qui concerne l’aspect interhumain de ce thème. Un deuxième aspect au moins tout aussi important, concerne les points de vue négatifs contre le monothéisme juif. Il y avait de l’admiration pour ce monothéisme au sein des cercles les plus éduqués et philosophiques, mais ailleurs, il évoquait essentiellement de la colère, parce qu’il était perçu comme un exclusivisme hautain. Les Grecs et les Romains percevaient ce déni de leurs croyances comme de la pure arrogance. Ils ne se sentaient pas pris sérieusement comme étant des croyants. « Un aspect horrifiant de l’histoire de la haine des Juifs, précisément, les 23 siècles d’antisémitisme que nous connaissons, c’est la persistance de tant de motifs tels que : les Juifs sont dangereux et les ennemis de l’humanité. L’image du Juif comme un ennemi est grotesque et aisément présentée comme une pure absurdité. Encore, ces images sont restées vivaces parmi des millions de gens à travers le monde. Le fait que ce soit même possible est l’un des aspects les plus effrayants de l’historie de la haine des Juifs ».
Le Dr. Manfred Gerstenfeld préside le Conseil d’Administration du Centre des Affaires Publiques de Jérusalem. Il a publié 20 ouvrages. Plusieurs d’entre eux traitent d’anti-israélisme et d’antisémitisme.
Adapté par Marc Brzustowski.