Kourmanbek Bakiev, le président kirghize déchu et parti en exil au Kazakhstan, a officiellement démissionné vendredi 16 avril. Maillon faible de la CEI, la République kirghize se trouve à l'épicentre d'un grand jeu dont les acteurs sont à la fois Russie, les États-Unis, l'Iran et Israël.
Depuis deux semaines, presque cinq ans jour pour jour après la première «la révolution de Tulipes» qui a amené la chute du président Ackar Akaiev, allié de la Russie et son remplacement par Kourmanbek Bakiev le pays est à nouveau entré dans une «zone de hautes turbulences».
Des affrontements très durs entre les forces de l'ordre et la population en colère faisant plus de 80 morts et près de mille blessés se sont produits dans plusieurs villes du nord du pays. Les troubles ont commencés dans la ville de Talas où une foule nombreuse s'était rassemblée sur la grande place pour demander le limogeage du gouverneur et la baisse des tarifs publics puis telle une traînée de poudre, ils se sont répandus dans le reste du pays .
Les responsables de l'opposition qui, selon leurs déclarations ont été les premiers à être surpris par la tournure des évènements, ont tenu à affirmer à maintes reprises «le caractère spontané de cette seconde révolution des Tulipes». Cette opinion laisse un certain nombre d'observateurs sceptiques. Ainsi, selon le site Fergana.ru, il s'agirait au contraire d'un mouvement parfaitement organisé, contrôlé par des structures appartenant à la criminalité organisée qui auraient distribué à la population de l'argent et des armes.
Complètement dépassé, le président Bakiev a ordonné aux forces de l'ordre de tirer sur les manifestants, mais cette décision n'a eu aucun impact sur la foule déchaînée qui s'est transformée en une bande de hors la loi hurlant des slogans anti-occidentaux et également antisémites, brûlant, cassant, pillant tout ce qu'ils rencontraient sur leur passage.
Abandonné par tous, y compris par la police et l'armée, le président s'est réfugié dans son fief situé dans le sud du pays, où il a encore une poignée de partisans. Dans le même temps, un gouvernement provisoire, de «salut public» n'ayant de légitimité que celle de la rue mais cependant adoubé par le Kremlin avec à sa tête Rosa Otounbaïeva, ancien ministre des Affaires étrangères du président Akaiëv et comprenant des personnalités appartenant à tous les partis de l'opposition, a pris les commandes et tente avec les plus grandes difficultés de ramener la paix civile tout en promettant d'instaurer dans le pays une république parlementaire.
Dans ce contexte, on est en droit de se demander qui avait réellement intérêt à la déstabilisation de la petite république qui occupe une position hautement stratégique et compte sur son territoire deux bases étrangères, une américaine à Manas et une russe à Kant.
Les autorités russes ont réagi aux évènements de Kirghizie d'une façon pour le moins ambiguë. Le président Medvedev a évoqué exclusivement les dommages collatéraux et le sort de la population civile. Quant à Vladimir Poutine, après avoir affirmé que «les Russes n'étaient pour rien dans les troubles», il a rappelé de façon fort peu diplomatique au président Bakiev«que ce dernier était venu au pouvoir à la faveur d'une révolution».
Les doutes augmentent sur la spontanéité de la seconde «révolution des tulipes» quand on sait qu'elle a été précédée en Russie d'une très violente campagne de presse contre le président Bakiev. Tous les médias, y compris la radio Écho de Moscou, pourtant réputée pour son indépendance vis-à-vis du Kremlin, s'étaient lancés dans de virulents critiques du président kirghize le traitant de dictateur, l'accusant de népotisme et de corruption.
Le net refroidissement entre Moscou et Bichkek date de l'année dernière. En mars 2009, le parlement kirghize vote une loi exigeant de départ des forces américaines de la base de Manas. Les Russes qui avaient initialisé cette démarche avaient promis en contrepartie une aide financière importante. Mais au dernier moment, le président kirghize s'est ravisé, a ignoré la décision du parlement et a accepté de prolonger le bail dont le coût a été multiplié par trois. Le partenariat stratégique entre les États-Unis et le Kirghizistan est alors entré dans une phase plus active. Coup sur coup, deux importants militaire et diplomate américains se sont rendus à Bichkek, David Petraeus, le général qui dirige le Commandement central (CENTCOM) et Richard Holbrook, représentant du président Obama pour l'Afghanistan et le Pakistan. A l'issue de ces visites, les deux parties ont décidé de construire conjointement un centre antiterroriste dans les environs de Manas.
Voilà pour les raisons qui font sérieusement soupçonner un rôle actif de Moscou dans les événements kirghizes. Un certain nombre de faits troublants donnent aussi à penser que les Iraniens ne sont pas forcément étrangers à la révolution des tulipes bis .
Début mars, la presse israélienne faisait grand cas d'un article d'un journal iranien soulignant l'inquiétude des autorités face aux activités des services israéliens et américains en Asie centrale, activités qui selon Téhéran, menacent la sécurité du pays. Ces inquiétudes faisaient suite à l'arrestation fin février à l'aéroport de Téhéran d'un leader séparatiste sunnite, Abdou Malika Rigi, appartenant au mouvement du Balouchistan iranien «Djoundalla». Lors de son interrogatoire par les services iraniens, il aurait raconté qu'il avait été en Kirghizistan pour y rencontrer des responsables américains et «pour y recevoir des instructions et de l'argent». Il aurait également confié que la base de Manas allait servir à former des combattants sunnites destinés à renverser le régime des Ayatollahs.
Ces aveux ont été suivis par une cascade de déclarations de plus en plus violentes des responsables iraniens avec comme point d'orgue la promesse d'une réponse asymétrique mais efficace formulée par le président iranien, phrase reprise presque mot pour mot dans le commentaire sur les troubles de Kirghizistan diffusé par la très officielle radio La voix de la Russie.
Nathalie Ouvaroff
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Photo: Un des opposants à Bakiev parle au téléphone tandis que brûle derrière lui un véhicule de la police. Vladimir Pirogov / Reuters