Début 2010, de nombreux observateurs se posent la question de la réalité du pouvoir à Téhéran. En effet, suite à la lutte intense qui règne au plus haut niveau de l'Etat, les observateurs s'interrogent quant à savoir qui est en passe de gagner : les religieux, l'« opposition verte », etc. ? En fait, il semble bien que le pouvoir soit aujourd'hui entre les mains du corps des Gardiens de la Révolution islamique [1], le Sepah, plus connu en Occident sous l'appellation des pasdaran.
Toutefois, il convient de garder une prudence d'analyse : les Gardiens de la Révolution connaissent également des divisions internes, notamment entre leurs responsables, qui se séparent en deux factions : les « pragmatiques », qui pensent au profit économique, et les « sectaires », qui ne cherchent qu'à assurer le pouvoir politique. En outre, les divisions peuvent être profondes même à l'intérieur de ces deux groupes. A titre d'exemple, au sein des « pragmatiques », Ali Larijani, l'ancien chef du Conseil suprême de la Sécurité nationale (CSSN) et ex-négociateur en chef du dossier nucléaire, s'oppose à Mohsen Rezai, l'ancien patron des pasdaran. Il est intéressant de noter que ces deux personnalités qui étaient considérées dans le passé comme des « durs » ont, en raison de leurs fonctions, de nombreux contacts avec l'étranger. C'est peut être après avoir été confrontés à la réalité de la politique mondiale qu'ils sont devenus plus « pragmatiques ». Si tout les oppose, ils se retrouvent tout de même sur un point : ils souhaitent la bonne marche des affaires économiques qui peut largement participer à l'enrichissement du pays en général et au leur en particulier !
Il n'en reste pas moins que les pasdaran ont infiltré tous les rouages de l'Etat iranien. En effet, de nombreux responsables politiques - au premier rang desquels se trouve le président Ahmadinejad - sont issus de leurs rangs. Ils sont également présents à tous les échelons de la société iranienne, ce qui les rend absolument incontournables. A tire d'exemple, le maire de la mégapole que constitue Téhéran est Mohammad Baqer Qalibaf, l'ancien commandant de la composante aérienne de l'IRGC et proche compagnon d'Ahmadinejad.
Une très puissante organisation
Le corps des Gardiens de la Révolution islamique ( Sepah e Pasdaran e Enqelab e Eslami ou Sepah ) est une organisation armée dont le but est de protéger les acquis de la Révolution de 1979, voire de l'exporter à l'étranger.
Cependant, les pasdaran sont peu à peu sortis de leur rôle initial pour étendre leur influence au monde économique. Ainsi, ils contrôlent désormais, directement ou indirectement, en faisant appel à d'anciens membres de l'IRGC, des domaines aussi variés que l'industrie pétrochimique, l'automobile, les entreprises pharmaceutiques, les télécommunications et l'agriculture. En particulier, tout ce qui concerne les importations et les exportations de produits interdits par les sanctions internationales - notamment les armes ou les composants pour l'industrie nucléaire - relève de leur compétence. Les pasdaran ne se contentent pas que de cela : ils contrôlent également une grande partie de l'économie grise. Pour cela, ils se livrent à la contrebande à grande échelle et sont présents sur le marché noir.
Les pasdaran tiennent également une grande partie des media, de la culture et de l'éducation. Ils se chargent donc de la propagande en utilisant en particulier le site internet Sodhe-e Sadegh (qui est aussi une revue hebdomadaire). La tâche est d'autant plus facile que la radiotélévision nationale IRIB ( Islamic Republic of Iran Broadcasting ) a toujours été contrôlée par eux. Ainsi, le directeur actuel, Ezatollah Zarghami est issu de ses rangs.
Cette mainmise sur l'économie et les media a permis aux pasdaran d'exercer une influence de plus en plus importante sur la vie politique iranienne.
L'organisation militaire
Comme les forces armées iraniennes, les pasdaran disposent, depuis septembre 1985, de trois composantes terrestre, maritime et aérienne auxquelles il convient d'ajouter la Force Al Qods chargée des opérations spéciales. L'état-major, situé sur la base aérienne de Doshan Tappeh, est dirigé par le général Mohammad-Aziz Jaafari, qui est un proche du président Ahmadinejad. Il a succédé, en septembre 2007, à Yahia Rahim Safavi qui avait dirigé auparavant le ministère des pasdaran durant dix ans. Son prédécesseur, Mohsen Rezai a tenu plus longtemps puisqu'il a présidé cette organisation de 1981 à 1997. Il avait lui même succédé au fondateur des pasdaran, Javad Mansouri. A noter que ce dernier avait désigné Mohsen Rezai pour créer l'unité de renseignement de l'IRGC qui a été chargée de l'élimination physique des opposants au régime.
Sur le papier, l'IRGC dépend hiérarchiquement de l'état-major général des forces armées, et se trouve, comme celles-ci, placé sous l'autorité du ministère de la Défense et de la Logistique des forces armées (MDLFA). Depuis 2009, le chef du MDLFA est Ahmad Vahidi. C'est un ancien pasdaran tout comme l'était son prédécesseur Mostafa Mohammad-Najjar qui, par un savant jeu de chaises musicales, a été nommé ministre de l'Intérieur.
Les grandes décisions qui concernent les pasdaran sont théoriquement prises au sein du Conseil suprême de la Sécurité nationale (CSSN) présidé par Saeed Jalili, lui-même un ancien pasdaran et considéré comme un proche d'Ahmadinejad.
Le guide suprême Ali Khamenei dispose de deux conseillers qui siègent au sein de ce Conseil : Ali Larijani et Hassan Rowhani. Il s'appuie également sur l'ancien commandant en chef de l'IRGC, Rahim Safavi, et sur Akbar Velayati. Deux sur quatre de ses proches sont donc issus des pasdaran ! De là à en déduire qu'il est bien encadré pour ne pas dire contrôlé...
La composante terrestre
Depuis que le risque d'une intervention extérieure s'est accru, en raison de la réprobation internationale consécutive à l'effort nucléaire à but militaire entrepris par Téhéran, les effectifs des forces terrestres des IRGC ont été augmentés. De 100 000 hommes en 2005, ils seraient aujourd'hui passés à plus de 125 000. Il faut dire que leur organisation a été considérablement modifiée depuis la nomination, en juillet 2008, du général Jafar Assadi, qui a remplacé Mohammad-Reza Zahedi. Chacune des 30 provinces que compte l'Iran est désormais dotée d'une « armée » pasdaran - en réalité une brigade - et de deux pour Téhéran. Ces unités ne répondent qu'à leur propre hiérarchie et, théoriquement, au Guide suprême de la Révolution. Elles ont pour mission de surveiller la population civile et d'intervenir contre toute velléité de sédition qui pourrait survenir au sein des forces armées classiques ou des forces de police. En cas de besoin, ces « armées » peuvent faire appel aux membres des milices bassidj qui sont également implantées sur l'ensemble du territoire iranien. Ce nouveau déploiement préventif des unités pasdaran en dit long sur la confiance qu'entretient le régime à l'égard du peuple iranien en général et des membres des forces de sécurité classiques en particulier.
La deuxième mission confiée à la composante terrestre de l'IRGC est de livrer une guerre asymétrique en cas d'invasion du territoire par les forces armées américaines. Les tactiques qui seraient alors mises en œuvre sont largement inspirées de ce qui se passe en Irak.
La composante aérienne
La composante aérienne des pasdaran n'est pas, à l'origine, une unité combattante. Sa mission initiale a consisté à transporter par les airs des autorités du régime ou des matériels sensibles. Toutefois, depuis que le développement technique des missiles sol-sol et sol-mer lui a été confié, c'est elle qui, en toute logique, a la charge de les mettre en œuvre. Commandée par le général Hossein Salami, les 5 000 hommes qui constituent cette composante sont complétés par les milliers de scientifiques, techniciens et ouvriers qui participent à l'élaboration de nouvelles armes.
Sur le plan opérationnel, les pasdaran peuvent mettre en œuvre des missiles à carburant liquide de type Scud B (R-17 E et Shahab 1) et C (Shahab 2, 3A et 3B). L'état d'avancement des programmes de missiles à deux étages basés sur le système nord-coréen Taepodong-2 (Shahab 4, 5 et 6) n'est pas connu avec exactitude. Il est probable que début 2010, ces engins ne soient encore qu'au stade expérimental, tout comme l'est celui du Fajr-3 qui peut emporter une charge à têtes multiples.
Parallèlement, Téhéran développe des missiles à carburant solide (Oghab, Zelzal 1, 2 et 3, Shahin-II) qui sont beaucoup plus aisés d'emploi. Le Sejil-2 (aussi appelé Ghadr-110), qui comporte deux étages et une portée théorique de 2 500 kilomètres,S semble être l'arme la plus redoutable.
Ce que craint la communauté internationale, c'est que les ingénieurs iraniens ne soient en train d'adapter certains de leurs vecteurs à l'emport de têtes nucléaires. Le challenge scientifique n'est pas évident. En effet, il convient, après avoir fabriqué une charge nucléaire - qui lorsqu'elle est expérimentale peut avoir la taille d'une camionnette - de la miniaturiser. C'est-à-dire qu'il faut que l'encombrement de la charge soit suffisamment réduit pour pouvoir être adaptée sur la tête d'un missile. Ensuite, il convient de la durcir pour qu'elle soit à même de résister aux conditions de vol (chaleur, vibrations, etc.) et aux contre-mesures électroniques adverses. L'organisme qui a en charge la réalisation d'une charge nucléaire serait le Département de développement et d'application des technologies avancées [2], dirigé par un ancien officier pasdaran : Mohsen Fakhrizadeh. Ce dernier enseignerait également à l'université Imam Hussein de Téhéran, qui est la pépinière des chercheurs atomistes iraniens.
La composante maritime
Le vice-amiral Ali Morteza Saffari, qui est à la tête des 20 000 hommes de la composante navale des pasdaran, a également entrepris des réformes en profondeur. Ce sont maintenant les pasdaran qui ont en charge le contrôle de la situation dans le Golfe persique et le détroit d'Ormuz, au détriment de la Marine qui s'est vue confier la mer d'Oman. En effet, en cas d'agression extérieure, Téhéran prévoit le blocage du détroit d'Ormuz et le sabotage des installations côtières d'Arabie saoudite et des Emirats du Golfe. La composante navale de l'IRGC est passée maître dans la tactique de la guerre asymétrique. Il est donc logique que cette mission relève de sa compétence.
Ce sont les pasdaran qui mettent en œuvre les missiles sol-mer qui serviraient à une action d'interdiction du détroit. En complément, les unités embarquées à bord de vedettes rapides et de sous-marins de poche poursuivraient les actions de destruction (la composante maritime de l'IRGC mettrait en œuvre quelque 1 500 bâtiments). A noter que leurs actions offensives seraient complétées par des tirs de missiles sol-sol armés par leurs collègues de la composante aérienne.
La force Al Qods
La force Al Qods, commandée par le général Qassem Suleimani, compte environ 5 000 membres. Elle dépend de la Direction du renseignement, les services spéciaux des pasdaran. Sa mission première est d'organiser, d'entraîner, d'équiper et de financer des mouvements islamiques implantés à l'étranger, au premier rang desquels le Hezbollah libanais. Mais elle soutient également des mouvements sunnites comme le Hamas ou même de certaines branches d'Al-Qaida.
Les principales zones d'intérêt de la force Al Qods sont actuellement le Liban, le Kurdistan irakien, le Cachemire, le Baloutchistan, l'Afghanistan et le Yémen.
Les Bassidj
Les Bassidj [3] constituent une milice populaire armée qui dépend directement des pasdaran. Depuis octobre 2009, leur chef est Mohammad Reza Naqdi, qui a remplacé Hossein Ta'eb [4]. Ces milices, qui sont présentes dans la quasi totalité des localités iraniennes (un bureau des Bassidj est implanté dans les mosquées principales), servent au maintien de l'ordre intérieur.
Si la plupart des miliciens sont des supplétifs des forces de l'ordre, il semble que quelques unités spécialisées peuvent agir comme fer de lance contre la répression. Les bassidj sont implantés au sein de la société civile, en particulier dans les universités grâce l'Organisation des professeurs bassidj et l'Organisation des étudiants bassidj. Même des écoliers sont recrutés pour surveiller leurs camarades de classe et répandre la bonne parole. A cette fin, l'endoctrinement des jeunes a lieu lors de « camps d'été » qui ressemblent par bien des facettes à ce qui existait chez les nazis ou dans les camps des jeunesses communistes des ex-pays de l'Est.
Bien que très décentralisés, les bassidj sont organisés en 2 500 bataillons « Achoura » (pour les hommes) et « Al-Zahra » (pour les femmes). La plupart de l'encadrement est constituée de pasdaran. Bien que les chiffres soient sujets à controverse, il semble que les bassidj réunissent deux millions de membres permanents et neuf millions de réservistes. On est encore bien loin des 20 millions de miliciens souhaités par l'imam Khomeinei. Il n'en reste pas moins que cette milice remplit un rôle important. Elle permet de surveiller et d'encadrer la population, particulièrement en s'assurant du respect strict des règles religieuses, d'organiser des manifestations de rue « spontanées », de truquer le processus électoral en bourrant les urnes ou en intimidant une partie des votants et, enfin, de participer au maintien de l'ordre.
Les pasdaran et l'économie
Les pasdaran ont rapidement compris ce qu'il pouvaient tirer des fondations ( Bonyads) héritées du temps du Shah. Ce sont des organisations à but humanitaire qui peuvent se livrer à tous les commerces à l'exception de celui des hydrocarbures. Elles sont exemptes de taxes et de tout contrôle gouvernemental. Les pasdaran en contrôlent deux :
- la Bonyad Mostazafan ou Fondation des opprimés ;
- la Bonyad Shahid va Omur-e Janbazan ou Fondation des martyrs des vétérans.
La Bonyad Mostazafan est une des fondations les plus importantes d'Iran. Elle est parfaitement intégrée dans la vie économique du pays et contrôle le quart du produit national brut. Son directeur, qui est nommé par le Guide suprême, est actuellement Mohammad Forouzandeh, un ancien pasdaran qui a occupé les fonctions de ministre de la Défense, des forces armées et de la logistique. Cette fondation possède environ 350 sociétés qui sont actives dans l'agriculture, l'industrie, les transports et le tourisme. En ordre d'importance, c'est la deuxième société commerciale iranienne -juste après la compagnie des pétroles - et la première holding du Moyen-Orient.
La seconde, Bonyad Shahid, est dirigée par un ancien commandant de la composante aérienne des pasdaran : le général Hossein Dehghan.
Les pasdaran ont étendu leur influence à l'ensemble des secteurs de la vie économique iranienne. Ainsi, les entreprises qui leur sont affiliées contrôleraient 57% des importations et 30% des exportations non pétrolières. A noter qu'un soin particulier est apporté au développement des campagnes car elles sont d'importantes sources de nouvelles recrues.
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L'IRGC s'oppose aujourd'hui plus ou moins ouvertement au clergé. En effet, les ayatollahs, en particulier le Guide suprême de la Révolution, sont désormais considérés comme des freins au développement économique et, par voie de conséquence, à l'enrichissement personnel de nombreux cadres appartenant ou issus de l'IRGC. Les manifestations déclenchées depuis l'élection du président Ahmadinejad, vraisemblablement à l'instigation même des pasdaran, devaient servir de prétexte à une reprise en main de la société par l'IRGC. En effet, il est intéressant de remarquer que des leaders de cette « opposition » sont pour beaucoup d'anciens pasdaran. Leur objectif était peut être le même que celui d'Ahmadinejad : écarter les mollahs pour créer une sorte de « pouvoir à la turque ». Plus les désordres duraient, plus les pasdaran pouvaient se présenter comme les seuls garants de la survie du régime (qui ne serait plus alors celui des mollahs) et assurer qu'ils sont les seuls à même de faire régner l'ordre, de lutter contre la corruption et de faire redémarrer l'économie. Le problème réside dans le fait que cette machination a trop bien fonctionné. Une partie du peuple - surtout urbain - a cru en cette révolte. En fait, les leaders se sont fait dépasser par la base. Il s'ensuit désormais une politique du « chacun pour soi » dont l'issue est bien difficile à prédire. Toutefois, un point reste certain : l'IRGC a encore les choses bien en main.
- [1] IRGC (Iran Revolutionary Guard Corps ) selon leur très répandu acronyme en anglais.
- [2] Field of Expansion and Deployment of Advanced Technologies (FEDAT).
- [3] Basij-e Mostaz'afin, mobilisation des opprimés, ou Nirouyé-Moghavemat-Basiji , force de la résistance bassidji.
- [4] Fin 2009, ce dernier aurait pris la direction de l'Organisation du renseignement des Gardiens de la Révolution qui regrouperait de nombreux organes de renseignement.