Mardi 4 août 2009
Le Dilemme Iranien pour la Russie
Titre originel : Russia’s Iranian Dilemma,
par Zvi Magen, de l’Institut des études de Sécurité Nationale (The Institute for National Security Studies)
Le point de vue de l’INSS (INSS Insight) No. 120, 4 août 2009
Traduction : Marc Brzustowski
La réalité du problème nucléaire iranien et la possibilité qu’une des conséquences de la nouvelle politique américaine soit que la Russie se trouve mise hors-jeu, a généré un dilemme pour la Russie. Jusqu’ici, la Russie a adopté une position ambivalente :
-d’un côté, elle exprime sa préoccupation en ce qui concerne l’éventualité que l’Iran devienne une puissance nucléaire, nie toute implication dans ce processus, et donne l’apparence d'un accord sur la nécessité de stopper l’Iran ;
- et, de l’autre côté, elle exprime un large soutien à l’Iran, qui inclut sa participation active dans le développement des infrastructures nucléaires de l’Iran.
Apparemment, la Russie réalise qu’elle doit arrêter une position claire et choisir entre deux options :
- participer à l’effort pour contenir le programme iranien, ce qui pourrait améliorer ses relations avec l’Occident, mais affecter négativement ses chances de se servir de cette crise pour promouvoir son propre agenda ;
- ou, permettre à l’Iran de parachever son programme nucléaire, ce qui pourrait apporter des avantages relatifs à la Russie, en renforçant sa réputation sur le plan international. Les considérations russes subissent aussi bien le poids de variables externes que l’absence d’unanimité à l’intérieur même de la Russie, sur ce sujet.
L’arrière-plan pour comprendre l’attitude politique russe sur le problème iranien concerne le contexte international plus vaste. La Russie, motivée par des ambitions de superpuissance, a tenté, depuis une décennie, d’élever son statut international, et voue la majeure partie de ses espoirs – à mesure qu’elle tâche de contenir les menaces sur sa propre sécurité nationale – sur un changement de l’ordre du monde. Les politiques s’accompagnent de rhétorique visant à fonder une alternative multipolaire à l’actuel système unipolaire dirigé par les Etats-Unis, qui lui conférerait un statut équivalent (à celui des USA) et lui permettrait d’obtenir des avantages substantiels.
En matière de politique étrangère, la Russie équilibre ses activités dans le système international existant, en tant que partenaire fiable pour l’Occident, avec une activité parallèle au niveau régional, qui tente de réduire l’influence des Etats-Unis et de l’Occident dans la région, en même temps qu’elle suscite une défiance active dans l’arène internationale. Au niveau régional, la Russie établit une coopération avec des régimes dont l’orientation est généralement hostile à l’Occident. Ceci est parfaitement démontré au Moyen-Orient et dans le monde musulman en général. Ces relations incluent à la fois une coopération et la capacité de mener des dialogues simultanés avec chaque partie dans les conflits locaux, qui confèrent à la Russie un avantage substantiel très clair. Cependant, son soutien fondamental va, sans conteste, à ses partenaires antioccidentaux.
La Russie perçoit l’Iran en tant qu’acteur majeur au Moyen-Orient et en Asie Centrale (particulièrement pour la région de la Mer Caspienne), ce qui positionne l’Iran comme une puissance dans une zone cruciale pour les intérêts géopolitiques de la Russie. La région est plus que toute autre sensible, puisqu’elle est aussi un point de focalisation pour les intérêts étrangers de l’Occident, du monde islamique et même de la Chine. L’Iran –également controversé en Russie – bénéficie d'une attention spécifique en tant que partenaire réfrénant l’influence occidentale aussi bien que comme futur leader du monde islamique.
Tenant compte de toutes ces considérations, les cercles dirigeants russes ont tendance à penser qu’en épousant la cause de l’Iran, ils en tireront le meilleur bénéfice, même au détriment de leurs relations avec l’Ouest. L’ambition hégémonique de l’Iran et son comportement imprévisible, suite à son (éventuelle) accession aux armes nucléaires, par exemple, ne lui semblent pas une menace suffisante pour justifier de perdre les avantages inhérents à un changement de l’ordre régional et peut-être même de l’ordre global. De plus, il est clair pour la Russie que si elle concède son rôle en Iran, c’est la Chine qui entrera en scène à sa place. De l’autre côté, on détecte, de façon perceptible, l’angoisse russe à cause d’une menace potentielle iranienne contre les intérêts futurs de la Russie : des voisins puissants ont, de tous temps, fait incursion dans le champ des intérêts géopolitiques de la Russie.
La concurrence économique dans la région de la Mer Caspienne, la menace des incitations islamiques contre la Russie, et la crainte de voir l’Iran tirer parti d’un parapluie nucléaire pour étendre son empire au détriment de la Russie sont toutes de vraies sources de préoccupations. Pareillement, le comportement international iranien dérange la Russie à plus d’un titre. Et, malgré ces considérations dissuasives, la Russie choisit de soutenir l’Iran sur les registres politique, économique et sécuritaire (même si les exportations d’armes vers l’Iran sont limitées, contrôlées et tiennent compte du contexte régional sensible).
On considère généralement que la Russie est un contributeur essentiel de l’infrastructure nucléaire iranienne, notamment concernant la construction du réacteur de Bushehr et l'afflux de connaissance et de technologies ayant transité de la Russie vers l’Iran, durant les dernières années. Pour sa part, la Russie prétend que son implication ne concerne que la construction d’un projet nucléaire uniquement axé sur des objectifs civils. La Russie maintient également que l’Iran n’a ni l’intention ni la capacité de développer un programme nucléaire militaire. Tout récemment, malgré tout, après une longue période de dénégations et face aux pressions internationales assorties de preuves explicites, la rhétorique russe s’est modifiée. Désormais, elle prétend que si jamais il existait une telle tentation de la part de l’Iran, la Russie ne l’aurait certainement pas assisté, autant que d’autres (la Chine, la Corée du Nord, le Pakistan, et même les Européens) l’auraient fait. La Russie persiste à nier la capacité iranienne à parachever son projet militaire, encore plus, dans le court terme.
La Russie ne soutient pas les pressions sur l’Iran, s’oppose à l’option des sanctions et rejette, de manière décisive, toute implication militaire. Tout au contraire, la Russie prétend qu’on devrait relancer des négociations renouvelées, sur un pied d’égalité avec l’Iran, utiliser un style différent, ayant pour objectif d’atteindre un contrôle international effectif. Il est vrai, clame la Russie, que rien n’arrêtera le programme désormais, mais il est néanmoins possible de grandement le ralentir, une option qui serait bien plus réaliste que d’attaquer l’Iran, qui pourrait tout au plus n’obtenir qu’un résultat limité.
Il est évident, pour la Russie, que l’achèvement de son programme nucléaire transformera l’Iran en puissance avérée, dotée d’ambitions plus larges, parce que même s’il n’en résulte aucune menace nucléaire immédiate, il deviendra possible pour l’Iran de manœuvrer de façon à modifier la réalité géopolitique aux dépends de ses voisins – et peut-être de la Russie -. Malgré tout, la Russie est d’avis que les armes nucléaires sont justement un élément qui tend plutôt à contribuer à la stabilisation, comme l’a prouvé la Guerre Froide.
La Russie est encerclée de tous côtés par des puissances nucléaires, et une de plus ne changera pas fondamentalement la donne. Selon cette logique, si l’Iran devenait une puissance nucléaire, la Russie devrait élever son niveau d’alerte, ce qui inclurait un changement dans l’ordre régional et peut-être même dans l’ordre global, parce que face à une telle réalité nouvelle, il y aurait place pour un contrôle sur les armements, des mécanismes de vérification, et des arrangements internationaux de sécurité. Dans tous ces domaines, la Russie cherchera alors à obtenir une stature à travers un dialogue effectif avec les parties impliquées et s’efforcera de retrouver une position de leadership.
Parce qu’un processus nucléaire paraît désormais irréversible, la Russie suggère un dialogue constructif avec l’Iran, qui reconnaisse les exigences de l’Iran quant à l'obtention d'un statut de haut rang international, avec l’objectif de mettre en place des outils qui limitent les menaces futures, à travers un système régulé de vérifications et d’accords de contention. Elle met en garde contre les risques que ferait courir une attaque éventuelle sur l’Iran et ses conséquences effroyables, par la survenue de représailles iraniennes sévères et du chaos international qui ne manquerait pas de s’en suivre. Le statut et les intérêts de la Russie sont susceptibles de subir des dommages résultant d’une attaque contre les installations nucléaires iraniennes. Cependant, il est aussi possible d’envisager certaines éventualités positives : le besoin de reconstruire l’Iran et de faire appel à une élévation du degré d’implication de la Russie dans l’établissement de nouveaux arrangements régionaux.
Par-dessus tout, il semble que l’attitude de la Russie consiste à contenir les efforts de la Communauté internationale pour freiner le programme nucléaire iranien. Il est probable que la Russie préfère l’achèvement du programme nucléaire iranien dans le but d’en dégager des bénéfices ultérieurs, notamment en se positionnant comme le seul qui puisse faire le pont (entre les protagonistes) et superviser (l’édification d’) une nouvel ordre régional, ce qui implique l’affaiblissement des Etats-Unis et d’Israël.
Ainsi, dans l’effort en cours pour contenir le programme nucléaire iranien, la Russie est confrontée à un dilemme. La motivation russe est faite d’un mélange d’ambitions en tant que superpuissance dans l’arène internationale, de nouvelles contraintes politiques et de doutes internes à la Russie elle-même. La Russie perçoit l’Iran en tant que leader potentiel du monde islamique et en tant que future puissance régionale. Comme tel, l’Iran est un partenaire régional appréciable et un atout pour les intérêts globaux de la Russie. Plus que cela, la Russie attribue une dimension positive au programme nucléaire iranien, même lorsqu’il serait perçu comme une menace sévère, aussi bien sur un plan régional qu’international et pourrait également menacer les futurs intérêts de la Russie : l’effet essentiel de ce problème, aux niveaux régional et international, offre des avantages substantiels à la Russie en tant que partenaire actif dans la recherche d’arrangements internationaux.
Qu’elle choisisse de s’engager dans les efforts de la Communauté Internationale pour freiner l’Iran ou, au contraire, de soutenir la continuation du programme iranien, la Russie se positionne dans tous les cas de figure, dans une situation de toutes façons confortable et se prépare à empocher les bénéfices. Il existe une réelle probabilité que la Russie soutiendra le programme nucléaire iranien en neutralisant de façon intelligente les tentatives internationales pour le contenir. Cependant, une telle décision reste difficile à identifier, dynamique et réversible, dépendant d'opportunités futures.
“Le point de vue de l’INSS” est publié grâce à la générosité de Sari et Israël Roizman, Philadelphie.