L’unité des chiites en Irak : mythe ou réalité ?
17 mars 2009, par karim Pakzad (source : affaires stratégiques)
Réalité du Proche-Orient : la pluralité linguistique, ethnique et religieuse à laquelle la "Palestine arabe" n'échappe pas. Loin des réductions médiatiques, la mosaïque orientale, la compréhension des stratégiques politiques dans les pays du Moyen-Orient ne saurait faire l'impasse d'une diversité conséquente, où s'affrontent et s'associent logiques de clans, appartenances ethniques, solidarités d'origine (souvent lointaine) et convergences/divergences religieuses.

Parmi les conséquences notables de l’invasion de l’Irak, on ne peut que noter cette affirmation inédite des chiites, jusqu’à alors marginalisés et opprimés, sur la scène politique nationale. Sous le règne de Saddam Hussein en effet, les membres de cette communauté étaient la principale force d’opposition au régime baasiste. Tous les dirigeants des partis de l’opposition, du parti communiste aux organisations islamistes les plus radicales en passant par des partis laïcs « pro-américains », le Congrès National Irakien de Ahmad Chalabi ou l’Entente Nationale Irakienne d’Iyad Allawi, étaient ainsi sans exception des chiites.
Composant près de 60 % de la population irakienne, il apparaissait ainsi naturel que, dès les premières élections libres de décembre 2005, fondées sur le principe « un homme une voix », l’on assiste à une obtention par la coalition des partis chiites de la majorité des sièges au Parlement. Ainsi, l’Irak devient le premier pays arabe dirigé par des chiites. Et cet événement se produira au moment où d’autres chiites, au Liban, en Afghanistan, au Pakistan, ou encore dans les monarchies du Golfe persique, réaffirmeront leur identité religieuse et leur présence politique. Ce qui ne manquera pas de nourrir les inquiétudes des pays arabes, et d’alimenter les hypothèses sur l’affirmation d’un « croissant chiite » régional fondé sur la solidarité inter-confessionnelle et occupant une position géopolitique clé dans la région. Or, au-delà du bien-fondé ou non de ces craintes, une chose est certaine : pour que cette thèse, aussi séduisante soit-elle, ait un fondement, il faut que les chiites irakiens incarnent une force politique et religieuse unie.
Or, loin d’être homogènes, les chiites sont divisés par leur appartenance confessionnelle (Duodécimains majoritaires, Ismaélites, Zaydites, Alaouites, Druzes) et ethnique ou nationale (Persan, Arabe, Afghane, Pakistanaise, Turque …) qui se révèle parfois plus forte que leurs liens confessionnels ou idéologiques, comme on a pu le voir pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988). Mais, ce qui caractérise les chiites, notamment irakiens, c’est l’absence d’un centre en matière d’autorité religieuse, en dépit de l’existence d’une organisation hiérarchisée. D’où la différence fondamentale entre le chiisme iranien et le chiisme irakien. Dans leur grande majorité, les chefs spirituels chiites irakiens (les grands ayatollahs) ne partagent pas le principe khomeyniste du Velayat-e-faqih (le gouvernement de docte), qui constitue le fondement de la République islamique d’Iran. Les chiites irakiens sont majoritairement de tradition « quiétiste », qui cantonne les chefs religieux à la promulgation de conseils religieux sans se mêler directement des affaires politiques. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la plus haute autorité chiite irakienne a interdit aux religieux de s’occuper des fonctions politiques, alors qu’en Iran, le pouvoir est aux mains du clergé, et le guide iranien est à la fois chef spirituel et chef politique.
Cette divergence découle du fait que, chez les chiites, l’appartenance à la communauté religieuse va de pair avec la fidélité à la Marja’yah, le centre hiérarchique le plus élevé du chiisme, qui se trouve en Irak et non en Iran. Il est constitué de plusieurs marja’, et chacun d’entre eux, doté du pouvoir d’interprétation des dogmes religieux, est une source d‘imitation pour ses fidèles. Quand il s’agit de suivre un Marja’, le chiisme ne connaît pas de frontières, ni de nationalité. Le seul critère pour devenir un Marja’ est sa connaissance et son pouvoir de conviction et d’interprétation des principes religieux. Aujourd’hui, le plus grand Marja’ des chiites dans le monde et en Irak, le grand ayatollah Ali al-Sistani, d’origine iranienne, est installé à Najaf, dans le sud d’Irak. Il est d’ailleurs entouré de trois autres Marja’ : Mohammad Saïd al-Hakim, d’origine irakienne ; Mohammad Ishaq al-Fayaz, d’origine afghane ; et Bachir al-Najafi, d’origine pakistanaise.
La liberté de suivre ou non un Marja’ est totale. Le jeune religieux radical, Muqtada Sadr, chef de « l’armée du Mahdi », ne suit pas l’ayatollah Sistani. Il est en faveur d’une intervention directe des religieux dans la politique. Sur ce point, il se rapproche du concept de « Velayat-e-faqih » tout en restant le plus nationaliste des chiites irakiens. Il n’a pas hésité à se lancer dans une guerre contre l’armée américaine et contre d’autres partis chiites, notamment contre le Conseil supérieur islamique d’Irak (CSII), le principal parti chiite irakien, accusé d’être inféodé à l’Iran. La raison est que les chiites irakiens, unis contre la menace d’Al-Qaïda ou contre l’idéologie wahhabite, sont divisés sur des orientations en matière religieuse, et traversés par des divisions tribales qui ont une influence sur leurs choix religieux et politique. Alors que le CSII et sa branche militaire, al-Badr, dirigés par Saïd Abdul Aziz al-Hakim, sont influents dans le Sud tribalisé, Muqtada Sadr est lui implanté à Bagdad, notamment auprès des chiites désoeuvrés de Sadr City. Il partage, plus que les autres chiites, la notion de l’arabité de l’Irak*. C’est aussi la raison pour laquelle Muqtada Sadr était opposé à l’adoption de la nouvelle Constitution d’Irak, qui a mis en place un régime fédéral dans ce pays pour satisfaire les revendications des Kurdes.
La division actuelle au sein du parti al-Dawaa, le plus vieux parti islamiste chiite irakien, est significative à ce sujet. Ici, la branche plus « tribalisée » de Nouri al-Maliki, actuel Premier ministre, partisan d’un pouvoir central fort, représente le courant nationaliste irakien, alors que celle d’Ibrahim al-Jaffari, l’ancien Premier ministre, « non tribalisée », apparaît davantage islamiste.
Ainsi, les chiites irakiens sont unis quand ils sont face à des revendications à caractère confessionnel, mais ils sont divisés quant à leurs projets politiques respectifs et quant à la nature de la construction de l’Etat national. Quant aux relations entre le chiisme irakien et le chiisme iranien, elles se situent davantage dans un registre de concurrence que d’affiliation. La République islamique a d’ailleurs essayé jusqu’ici de substituer la ville de Qom en Iran à celle de à Najaf en Irak, comme centre de référence pour les chiites. Sans succès. 
* 20 % des chiites irakiens, des Kurdes faylis, des Turkmènes et des chiites d’origines iraniennes, installés depuis longtemps dans les villes saintes, ne sont pas arabes.