LETTRE OUVERTE A YVES DUTEIL
Mon cher Yves,
Tu seras quelque peu surpris si le hasard faisait que tu lises cette lettre que, du Massachusetts, de Boston plus précisément, je t’écris sous forme de « lettre ouverte », n’ayant pas ton adresse personnelle. J’espère qu’un(e) de mes correspondant(e)s, la connaissant, te la fera parvenir.
Tu seras également quelque peu surpris que je prenne ainsi la liberté de m’adresser à toi par ton prénom et que je me permette de te tutoyer. Mais vois-tu, nous avons une certaine différence d’âges et, surtout, te « connaissant » depuis tellement longtemps, j’ai l’impression que nous sommes des amis de toujours. Je n’ai certes pas la prétention de me souvenir (tu sais, les vieux, ça perd la mémoire) de ta centaine de chansons, et même d’ailleurs plus, que tu as composées en une trentaine d’années de carrière, mais j’en connais un certain nombre. De plus, figure-toi, et tu en seras surpris, que j’ai encore souvenance, avec une certaine émotion, de ton duo avec Georges Brassens dans un sous- bois……………il y a 35 ans
Georges Brassens et Yves Duteil "Les trois mandarins" - YouTube
J’ai également souvenance, dans un tout autre domaine, de ce lamentable incident (c’est naturellement un euphémisme) qui t’opposa, à juste raison, au non moins lamentable Guy Bedos au sujet de ta très belle et émouvante chanson « Prendre un enfant par la main ». L’idéologie gauchiste de cet individu, ou je ne sais quoi, la bêtise peut être, lui avait fait, l’infâme, te comparer, il y a une quinzaine d’années, au criminel-pédophile Dutroux. Peut être aussi n’aimait-il pas spécialement M. Chirac pour qui, par ailleurs, tu avais une certaine sympathie. Vas donc savoir avec une pareille engeance !
Mais pourtant, et j’en suis particulièrement confus, j’ignorais la chanson objet de ma présente lettre, chanson que j’ai découverte dans des circonstances quelque peu curieuses et même surprenantes. Tu jugeras plutôt par toi-même.
Je te connais donc, je sais qui tu es et pourtant, toi, tu ne sais même pas, et pour cause, que j’existe………………….depuis plus de 79 ans (comme le temps passe !), venant il y plus de 50 ans de mon Maroc natal.
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Tous les ans, je me rends à Boston (belle et intéressante ville historique de l’Est américain que beaucoup de gens situent maintenant depuis le lâche attentat d’avril dernier) pour rendre visite à Marc, notre Fils et à nos petits-Enfants, Emma et Nathan, une fois en décembre pour la merveilleuse et miraculeuse fête juive de ‘Hanouccah, une autre fois en juillet pour les vacances scolaires.
En décembre 2012, après avoir accompagné Emma et Nathan à l’école, je me promenais dans Boston par moins 15°. Il y avait une trentaine de centimètres de neige partout mais les trottoirs et les rues étaient bien dégagés, ……………….pas comme chez nous où quelques centimètres de neige, voire quelques millimètres, suffisent chaque année pour tout paralyser !
Le froid m’incita à entrer dans un établissement de restauration rapide (pas de nom, pas de publicité clandestine) afin d’y prendre un chocolat chaud et une délicieuse tarte aux pommes. Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre une chanson en français que 2 petites jeunes filles écoutaient quasi religieusement sur un lecteur de CD portable !
M’approchant d’elles, je leur demandai, en français, quel était ce chanteur. Elles me répondirent, avec un très mauvais anglais teinté d’un fort accent hispanique, qu’elles ne parlaient que l’espagnol. J’ai donc engagé la conversation dans cette langue que je comprends et parle pour avoir « patrouillé » dans pratiquement tous les pays d’Amérique latine pendant près de 15 ans dans le cadre de mes activités professionnelles. C’est aussi une des raisons d’ailleurs de mon tutoiement facile ! Il m’est arrivé sur ce continent de tutoyer des Ministres, des Généraux, des Directeurs d’Administration et même un Chef d’Etat (c’était au Venezuela…………..bien avant Chavez !).
Mes 2 interlocutrices étaient Boliviennes et habitaient une petite ville en bordure du Lac Titicaca, ce lac navigable le plus haut du monde, à la frontière entre la Bolivie et le Pérou. Elles me déclarèrent « bien connaître » le chanteur et le sujet de la chanson : « El Asunto » (« L’Affaire » en français).
Figure-toi, Yves, que ces 2 jeunes boliviennes te connaissaient et connaissaient également « l’Affaire Dreyfus ». Elles me donnèrent ton nom, Ivès Doutéil (en phonétique c’est difficile à comprendre) et me parlèrent d’ « El Comandante Dréifous » (même chose en phonétique).
En rentrant chez mon Fils et en recherchant sur internet les noms cités par les petites Boliviennes, quelle ne fut pas ma surprise de « tomber » sur toi et sur ta très émouvante chanson « Dreyfus » que, quelle honte, je ne connaissais pas !
Certes, des chanteurs français chantèrent déjà de grands personnages historiques : Serge Lama et Gilbert Bécaud (le Général de Gaulle) ainsi que Michel Sardou (Danton et Lénine), par exemple. Mais dans ton cas particulier, c’est totalement différent car il s’agit d’une personne qui te touche de près, d’une personne pour laquelle, par ta chanson, tu as « voulu rétablir son honneur et sa mémoire ».
Curieusement, cependant, je me permets de te l’écrire, tu n’évoques pas directement la réhabilitation de ton grand-Oncle qui, en juillet 1906, le 22, fut décoré de la Légion d’Honneur dans la cour de l’École militaire où il fut humilié, déshonoré et dégradé 11 ans auparavant pendant qu’étaient entendus des cris de « Mort au Juif, mort au traître ».
De même, tout aussi curieusement, tu ne parles pas non plus directement dans ta chanson de la parution du désormais célèbre « J’accuse » qu’Emile Zola écrivit en janvier 1898, qui fit à l’époque tant de bruit et eut les répercussions que l’on sait.
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Au cours de mes voyages, il m’a très souvent été donné de constater que l’« Affaire » était connue dans différentes couches de la société des pays d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale mais j’étais loin, et même très loin, de me douter qu’elle l’était également dans une petite ville pratiquement retirée du monde et que, par voie de conséquences dans ce cas précis, tu l’étais également !
Ta très belle, longue et surtout, je le réécris, émouvante chanson, dont j’ai recopié les paroles pour les correspondant(e)s de ma « lettre ouverte », m’a donc appris quel lien de parenté tu avais avec le Capitaine Alfred Dreyfus, emblème s’il en est de ce que furent les dramatiques et scandaleuses conséquences de l’antisémitisme en France à cette époque. Quelle tâche sur notre pays ! Il y en eut malheureusement d’autres par la suite !
En quittant « mes » 2 petites Boliviennes, je remarquais que l’une d’elle avait un sac de voyage sur lequel figurait, je ne sais pourquoi, un grand aigle noir, ce qui me fit penser, sans aucun rapport naturellement avec ce qui précède, à notre très regrettée « femme en noir », Barbara.
Tu voudras bien excuser, mon cher Yves, la longueur de ma lettre et surtout les libertés que j’ai prises en m’adressant à toi. J’espère que par je ne sais quels hasard ou coïncidence, même si des Rabbins m’ont appris que chez les Juifs, car je suis Juif, « il n’y a ni hasards, ni coïncidences, mais que des rencontres », tu auras connaissance de ma lettre.
Je terminerais en te faisant part de toute mon amitié sincère et en indiquant le lien permettant à « mes » correspondant(e)s la lecture de ta lettre à ton Cher Oncle Alfred, « lettre adressée à tous les innocents mis au banc des accusés ».
Actuellement à Boston
http://paroles.lemondeavance.com/paroles_Dreyfus-Yves-Duteil-806.htm
Extrait du concert d'Yves Duteil au Théâtre Dejazet à Paris en octobre 2008.
http://www.youtube.com/watch?v=P32zsBvc0n0
Je suis un peu ton fils
Et je retrouve en moi
Ta foi dans la justice
Et ta force au combat.
Dans ton honneur déchu,
Malgré ta peine immense,
Tu n'as jamais perdu
Ton amour pour la France.
Et s'il ne reste qu'un murmure
Pour te défendre,
Par-delà tous les murs,
Il faut l'entendre.
Je suis un peu ce frère
Qui remue les montagnes
Lorsque tu désespères
Dans ton île, en Guyane.
Et je souffre avec toi
Des fers que l'on t'a mis
Pour écraser ton âme
Et pour briser ta vie.
Mais pourquoi fallait-il
Pour t'envoyer au Diable
Te prendre dans les fils
De ce piège effroyable ?
J'ai vu souvent mon père
S'assombrir tout à coup
Quand j'évoquais "L'Affaire",
Comme on disait chez nous
Et j'ai vécu longtemps
Sans rompre ce silence,
Comme un secret pesant,
Parfois, sur la conscience.
J'imaginais comment
Des hommes étaient capables
D'arrêter l'innocent
Pour en faire un coupable.
Il était Alsacien,
Français, juif, capitaine,
Vivant parmi les siens
À Paris, dix-septième
Quand, un matin d'octobre,
On l'accuse, on l'emmène
Vers douze ans de méprise
Et d'opprobre et de haine.
Traité plus bas qu'un chien,
Laissé dans l'ignorance
De tous ceux qui, sans fin,
Luttaient pour sa défense,
Courageux, opiniâtres,
Jouant parfois leur vie
Sur un coup de théâtre
En s'exposant pour lui.
Je suis un peu son fils
Et c'est moi que l'on traîne
Au Palais d'injustice
En l'écoutant à peine
Et quand Paris s'enflamme
Alors qu'on l'injurie,
Le coupable pavane
À quatre pas d'ici...
Lucie...
Mon corps est à genoux
Mais mon âme est debout.
Un jour je reviendrai
Vers la terre de France
Crier mon innocence
Et retrouver la paix.
Ici...
Je n'ai plus rien de toi
Et j'ai peur, quelquefois
Que ma raison s'égare.
Si je perds la mémoire,
Si j'oublie qui je suis,
Qui pourra dire alors
À ceux qui m'aiment encore
Que je n'ai pas trahi,
Que j'ai toujours porté
L'amour de mon pays
Bien plus haut que ma vie,
Bien plus haut que la vie ?
C'était il y a cent ans.
Dreyfus est mort depuis
Mais je porte en chantant
Tout l'espoir de sa vie
Pour la mémoire des jours,
Puisqu'en son paradis
On sait depuis toujours
Qu'il n'a jamais trahi.
Il n'a jamais trahi
Son cœur, ni son pays.