Le Matin Dimanche
Depuis 2001, Albert Huber, devenu Ahmad Huber depuis sa conversion à l’islam, n’a plus le droit de quitter la Suisse. Cet ancien journaliste, âgé de 80 ans, établi à Muri, dans la banlieue de Berne, est sur la « liste noire » du terrorisme. Une liste établie par le Conseil de sécurité de l’ONU, à la demande des Américains. Ce grand-père polyglotte, proche des milieux islamistes comme des organisations d’extrême droite, est soupçonné d’appartenir ou d’être associé « à l’organisation Al-Qaida ». Pourquoi ? Il était administrateur de la société Al-Taqwa, installée au Tessin. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, George Bush en personne a accusé Al-Taqwa à la télévision de « collecter, gérer, investir et distribuer les fonds » d’Oussama Ben Laden.
Islamiste d’extrême-droite
Il est vrai qu’Ahmad Huber est un personnage quelque peu sulfureux. Admirateur d’Hitler, de Khomeiny et de Ben Laden, il a été exclu du Parti socialiste en 1994 pour « contacts avec l’extrême-droite, révisionnisme et antiféminisme ».
Néanmoins, les Etats-Unis n’ont jamais pu apporter aucune preuve pour étayer leurs accusations. En mai 2005, la justice suisse a blanchi Al-Taqwa. Mais les noms de la plupart des responsables de l’entreprise n’ont pas été pour autant biffés de « la liste noire », qui compte 223 individus liés à Al Qaida et 142 associés aux Talibans (*). Pour Youssef Nada, le fondateur d’Al-Qaida, la situation est pire que celle d’Ahmad Huber : il n’a plus le droit depuis 2001 de quitter le village italien de Campione, où il réside, une enclave de 1,6 km² à l’intérieur du canton du Tessin. « Mon frère est mort en 2005, il m’a laissé 200 000 francs. Et bien, cet argent est bloqué, sous prétexte que les Américains me soupçonnent de subventionner Ben Laden ! », commente Ahmad Huber, en éclatant de rire.
Pas de respect des droits de l’homme
Heureusement, Zorro est arrivé. En l’occurrence, le sénateur tessinois Dick Marty, désormais chargé par le Conseil de l’Europe de mettre de l’ordre dans cette fameuse « liste noire » du terrorisme. Une liste présentée par le Conseil de sécurité de l’ONU, mais en fait, très largement inspirée par les Américains. Une liste établie sans aucun discernement juste après le 11 septembre 2001, où il était très aisé d’y figurer si vous aviez un patronyme musulman. Mais dont il est toujours fort compliqué d’en sortir. « Cette liste établie par un comité de sanction, un sous-organe du Conseil de sécurité de l’ONU, pose effectivement problème. La Suisse estime que la situation n’est pas satisfaisante : la lutte contre le terrorisme doit être menée dans le respect des droits de l’homme », souligne Roland E. Vock, chef de la « Task Force Sanctions », au Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO).
En effet, un individu pouvait se retrouver sur cette « liste noire », sans aucun moyen de prouver sa bonne foi, ni même d’être entendu. « Les Américains faisaient bloquer les comptes d’Abdul ou de Mohamed sans donner la moindre explication, ni la plus petite preuve », constate un magistrat, spécialiste de la lutte antiterroriste. La Suisse a été parmi les premiers Etats, avec l’Allemagne et la Suède, à demander que cette « liste noire » soit établie en suivant une procédure sérieuse.
Demain, Berne pourra intervenir en faveur de Ahmad Huber, mais pas de Youssef Nada. « La Suisse n’est pas compétente pour le soutenir devant les instances de l’ONU. D’une part, il n’est pas suisse, d’autre part, il n’habite pas en Suisse, mais à Campione, commune italienne », précise Roland E. Vock.
Dick Marty s’est déjà illustré en dénonçant les prisons secrètes de la CIA, notamment en Pologne et en Roumanie. Cette nouvelle enquête risque de lui valoir les foudres des Etats-Unis. Est-il sûr de ne pas se retrouver un matin sur une « liste noire »
Comment sortir d’une liste noire ?
Vous avez été dénoncé par un voisin médisant, ou vous avez eu la mauvaise idée de faire du tourisme dans le nord du Pakistan en novembre 2001, et vous vous retrouvez parmi les « individus appartenant ou associés à Al-Qaida ». Comment améliorer votre CV et quitter cette fâcheuse liste noire ? Pendant longtemps, il fallait faire relayer vos doléances par l’Etat dont vous possédiez la nationalité ou par votre pays de résidence. La démarche était longue et fastidieuse. Parfois, elle aboutissait. Ainsi, le docteur Mohamed Al-Mansour, d’origine égyptienne, naturalisé suisse, professeur à l’école polytechnique de Zurich, et de réputation internationale, a pu obtenir la radiation de son nom grâce à l’intervention insistante de Berne.
Dorénavant, un « banni » a enfin le droit de s’adresser directement au Comité de sanction du Conseil de sécurité de l’ONU à New York. C’est la démarche entreprise par Ahmad Huber. « J’ai reçu une réponse. On me réclame des documents supplémentaires. Je dois souligner que la Suisse m’appuie dans ma démarche », se réjouit Ahmad Huber. Il pourra peut-être souffler sa 81e bougie à l’étranger.