Depuis la fin du XIXe siècle, des liens étroits ont existé entre l’Allemagne et la Turquie.Atatürk y voyait un danger pour son pays.
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- Mustafa Kemal et le poids de l’alliance germano-turque
Au XIXe siècle, l’Empire ottoman doit s’appuyer sur les pays européens pour survivre. La France, la Russie, la Grande-Bretagne, l’Autriche, la Prusse, sont très présentes. Politiquement, c’est la Grande-Bretagne qui exerce la plus grande influence, notamment à partir de 1839.
Le nouvel Empire allemand, créé par et autour de la Prusse en 1870, s’intéresse à la Turquie à partir de l’avènement de Guillaume II en 1890.
Il propose à la Turquie une sorte de protectorat-alliance, à la fois économique (train Berlin-Bagdad, financé par l’Allemagne, qui relie Constantinople et l’Anatolie à l’Europe centrale) et militaire (alliance militaire qui culmine, pendant la Première guerre mondiale, avec l’envoi en Turquie d’une importante mission allemande encadrant l’armée ottomane).
Dépourvue de colonies importantes, l’Allemagne voit dans la Turquie l’équivalent d’un « Empire des Indes ». Ayant échoué dans ses réformes depuis 1839 et écrasée par sa dette, la Turquie voit dans l’Allemagne le « grand frère » qui peut lui permettre de survivre.
Pendant la Première Guerre mondiale, Mustafa Kemal est l’un des meilleurs généraux ottomans. A la bataille de Gallipoli (1915), où il repousse un corps expéditionnaire néo-zélandais, il force le respect des officiers allemands chargés de « l’encadrer », notamment le géneral Otto Liman von Sanders.
Après la guerre, les militaires turcs restent en général pro-allemands. Sauf Kemal. Chef de la révolution nationaliste en 1920 puis président de la nouvelle République turque, il évite de renouer les liens étroits de la période précédente.
- Kemal contre l’Allemagne.
Pourquoi cette méfiance ?
D’abord, Kemal se sent culturellement plus proche de la France que de l’Allemagne. Il lit en français. Ses auteurs préférés sont les philosophes français des Lumières. Il façonne en partie la République turque sur le modèle jacobin.
Ensuite, sa priorité absolue est d’éviter que la Turquie dépende d’un pays étranger. Même s’il se sent proche des Français, il contrebalance leur influence en s’inspirant d’autres modèles étrangers pour une partie de ses réformes : la Suisse, l’Italie… A plus forte raison veut-il éviter des liens trop étroits avec l’Allemagne.
Entre 1908 et 1914, il désapprouvait la politique des Jeunes Turcs tendant à renforcer l’alliance avec l’Allemagne. Selon lui, c’était une « colonisation librement consentie ».
Pendant la guerre, il ne supporte pas l’arrogance des généraux et officiers allemands vis à vis de l’armée ottomane. Et le fait souvent sentir.
L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie ont perdu la Première Guerre mondiale. La Turquie nouvelle n’a pas intérêt à s’allier avec des perdants.
L’Allemagne a entraîné la Turquie dans sa défaite en 1918 : la Turquie a failli en mourir. Cela ne se pardonne pas.
Mais avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler, en 1933, l’antigermanisme de Kemal se renforce.
On a le compte rendu (conservé aux Etats-Unis) de ses entretiens secrets avec le général américain Mac Arthur en 1936 : il prévoit l’expansion du IIIe Reich et une nouvelle guerre mondiale. Il estime que c’est un danger mortel pour un petit pays comme la Turquie et dit à Mac Arthur que seuls les Etats-Unis peuvent éviter le pire.
En 1937, il limoge son premier ministre et ami de toujours, Ismet Inönü, qui prône l’alliance allemande. A la veille de sa mort en 1938, il envisage de faire juger Inönü pour trahison.
Il accueille des universitaires allemands antinazis (juifs pour la plupart) en Turquie entre 1933 et 1938.
Certains historiens se sont demandés si cette véhémence antinazie n’était pas liée à d’éventuelles origines cryptojuives : Kemal est originaire de Salonique, la grande ville juive et dönmeh des Balkans (annexée par la Grèce en 1912 et rebaptisée Thessalonique).
En 1934, Kemal laisse faire ou organise des émeutes antijuives dans les Dardanelles, suivies de l’expulsion de la communauté locale.
Certains en déduisent qu’il n’avait pas d’origines cryptojuives. D’autres, qu’il a voulu se distancier des juifs turcs pour mieux mettre le pays (et la communauté juive) à l’abri du nazisme.
- La Turquie pendant et après la Deuxième guerre mondiale
Inönü succède à Kemal/Atatürk en 1938.
Il met en place un régime calqué sur le fascisme et le nazisme, très différent de la « dictature de gauche » de Kemal.
Inönü reste neutre pendant la guerre, mais semble tenté jusqu’en 1942 par une alliance avec l’Allemagne.
Entre 1942 et 1944, il persécute les juifs (« loi sur le capital » à caractère spoliateur, envoi des hommes dans des camps de travail).
En 1944, quand il est clair que les Alliés ont gagné, Inönü se rapproche des Anglo-Saxons et rapporte sans explication les mesures antijuives.
Il semble que le souvenir de la ligne antiallemande de Kemal/Atatürk ait été le principal frein, entre 1940 et 1942, à une entrée en guerre aux côtés du IIIe Reich.
La réorientation pro-occidentale de 1944 conduira à l’adhésion à l’Otan et au Conseil de l’Europe, à la demande d’adhésion à la Communauté européenne puis à l’Union européenne, à la reconnaissance d’Israël dès 1949 et finalement, des années 1980 aux années 2000, à une alliance de facto avec l’Etat juif.
Néanmoins, la Turquie d’après-guerre renoue en même temps avec une Allemagne intégrée au système occidental et dominée par les Etats-Unis.
C’est en Allemagne que vont la plupart des expatriés turcs de la 2e moitié du XXe siècle : ils y fondent une forte minorité nationale, plus ou moins bien intégrée à la société allemande. L’Allemagne est devenue le principal partenaire économique de la Turquie contemporaine, dans le cadre de l’association Turquie/Union européenne.
Conclusion
Pour des raisons à la fois stratégiques et personnelles, Kemal/Atatürk a prôné puis imposé une politique anti-allemande dès 1908.
Ce choix allait à l’encontre d’une très forte attraction mutuelle entre les deux pays.
C’est là un exemple frappant du rôle des singularités personnelles en politique.
© Michel Gurfinkiel, 2010