Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 mars 2011 3 23 /03 /mars /2011 11:50

 

Sens et perspectives de l’intervention militaire en Libye

Picture-Mongrenier-3-Mars2011Par Jean-Sylvestre MONGRENIER,

 

Institut Thomas More


 

Chercheur associé à l’Institut Thomas More, Chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). 

 

 

Le 19 mars 2011, les forces des chefs de file de la coalition occidentale sont entrées en action contre le dispositif militaire du régime de Kadhafi.

Non sans quelque retard par rapport à la situation sur le terrain alors que Benghazi est à portée immédiate des coups des troupes légalistes.

Les modalités selon lesquelles cette coalition a été mise sur pied clarifient les enjeux et ouvrent des perspectives aux Occidentaux pour leurs interventions militaires dans le monde.

C’est dans la foulée d’un processus diplomatique parfois sinueux mais finalement heureux, avec un mandat des Nations unies, que la coalition occidentale a pu amorcer une entreprise militaire contre le régime meurtrier de Kadhafi. Adoptée par le Conseil de sécurité, avec dix voix pour et cinq abstentions, la résolution 1973 du 17 mars 2011 autorise le déploiement d’un dispositif d’exclusion aérienne et la mise en œuvre de tous les moyens requis pour assurer la protection des populations civiles victimes de la répression. Les pays dits du BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) ainsi que l’Allemagne se sont abstenus (Le Nigeria a voté pour, ce qui n’a pas empêché l’Union africaine de se démarquer puis de condamner les bombardements). Du moins la Russie et la Chine, membres permanents du Conseil de sécurité, n’ont-ils pas fait usage de leur droit de veto. Il eût alors fallu passer outre, ce qui aurait permis aux pays hostiles à cette entreprise de placer leur propagande sous le thème du respect du droit international (on ne commentera pas ici la confusion entre le droit et la loi). Faisons nôtre la règle qui suit : « Multilatéral si possible, unilatéral si nécessaire ».

 

 

Une action politico-militaire résolue

La résolution 1973 autorise les États membres de l’ONU à « prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les populations et les zones civiles menacées d'attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d'une force d'occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n'importe quelle partie du territoire libyen » (article 4). En d’autres termes, cette résolution ouvre à la coalition la possibilité de frapper des objectifs politiques et militaires pour désarmer le régime, l’aveugler et le paralyser, voire le décapiter, jusqu’à ce que les objectifs précisés par le texte soient atteints. Nous en sommes aux bombardements sur les défenses anti-aériennes, les états-majors et les systèmes de communication ainsi que les différents échelons du dispositif militaire libyen. Le déroulement de cette première phase révèle le différentiel de puissance des forces aux prises et la vacuité des menaces militaires proférées par Kadhafi (le terrorisme est une autre option brandie par le pouvoir libyen, à prendre en compte au regard de son passé).

Dans l’ordre des rhétoriques et des représentations globales, l’action des Occidentaux est présentée par certains de ses promoteurs idéologiques comme la partie militaire d’une entreprise globale de promotion de la démocratie dans le monde arabe (un argumentaire qui devrait bientôt être retourné contre la coalition). Il faut pourtant se garder de ce sentimentalisme échevelé – la « rue arabe » est versatile et les dialectiques historiques sont faites de retournements paradoxaux (1) -, pour conserver le sens des proportions. L’objectif politique de l’entreprise en cours est de mettre fin à une répression qui dépasse les limites (les Etats ont un devoir de protection de leur population), d’accélérer le départ de Kadhafi du pouvoir afin d’enclencher une transition politique d’ensemble, d’endiguer des logiques chaotiques qui menacent les voisins de la Libye et le Bassin méditerranéen.

Cette entreprise politico-militaire ne va pas sans risques et le résultat final (le « but de guerre » ou « état final recherché ») que visent les coalisés est aléatoire. Il n’est pas sûr que les troupes dépenaillées du Conseil national de transition (CNT) soient en mesure d’exploiter au sol la couverture aérienne que la coalition lui fournit et la guerre civile dans laquelle les Occidentaux interviennent révèle les ferments de dispersion de cet assemblage de tribus et de territoires que, depuis la colonisation italienne et l’indépendance, nous appelons « Libye ». On peut certes considérer que le maintien d’un État unitaire serait préférable mais il faut être conscient du fait que Kadhafi, ce « Trotski des sables » décrit par certains arabistes, s’est employé à déconstruire la Libye et à jouer des clivages tribaux pour mieux asseoir son pouvoir.

Pourtant, il n’était plus possible de tergiverser et il fallait intervenir derechef dans les affaires libyennes. La décision politique ne consiste pas à débiter des généralités philanthropiques ou à invoquer une solution idéale qui permettrait de tout régler en une fois, sans aucun coût ou risque. Elle consiste à évaluer au mieux une situation, dans ses servitudes comme dans ses virtualités, à identifier les forces au travail pour faire prévaloir le préférable sur le détestable, ce qui suppose que l’on distingue clairement le bien du mal. Cela demande de la clairvoyance et des qualités morales. Ensuite, le déclenchement de l’action repose sur un incertain calcul de probabilités et son déroulement demande que l’on anticipe les conséquences voulues et non voulues de ses actes pour sans cesse s’adapter aux évolutions tout en conservant à l’esprit l’idée directrice et le sens de la manœuvre. Ainsi comprise, l’action politique a une dimension ontologique. Les hommes ne vivent pas dans un monde d’horloges et c’est l’indéterminisme de l’univers dans lequel ils évoluent qui fonde leur liberté d’agir.

 

 

Une coalition de bonnes volontés

La configuration de la coalition qui mène la guerre et les modalités de sa mise en œuvre contribuent à clarifier le partage des tâches, dans le domaine de la sécurité (au sens large), entre les instances euro-atlantiques (UE-OTAN), et elles indiquent selon quelles voies et avec quels moyens les prochains défis pourront être relevés. C’est finalement le principe d’une coalition ad hoc entre Etats membres de l’OTAN – coalition emmenée par la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis -, qui a fini par prévaloir, cette formule souple permettant de contourner les réticences d’autres nations occidentales, sans chercher à les bousculer ou à les persuader. Si l’OTAN en tant que telle n’est pas directement engagée, elle assume cependant un rôle essentiel en amont de l’opération et dans sa dimension technico-opérationnelle. Outre le fait que certains de ses moyens propres soient mobilisés (flotte d’AWACS et moyens navals en Méditerranée centrale), l’efficacité d’une telle coalition repose sur les liens de confiance tissés entre Alliés, les normes et les procédures de l’OTAN, l’interopérabilité entre les armées qui s’entraînent ensemble et se déploient sur les mêmes théâtres d’opérations (voir les Balkans, la Méditerranée et l’Afghanistan). Communauté de sécurité des nations occidentales, l’OTAN est tout à la fois une organisation de défense mutuelle, une structure expéditionnaire pour de lourds engagements sur des théâtres extérieurs et une plate-forme permettant de monter des coalitions à géométrie variable (2).

Dans le cas présent, la coalition engagée en Libye est destinée à incorporer un petit nombre d’États arabes. Le 12 mars 2011, la Ligue des États arabes avait demandé la mise en place d’un dispositif d’exclusion aérienne, non sans ambiguïtés (pas d’intervention étrangère), ni réserves de la part de l’Algérie et de la Syrie (voir la note 1). Le 19 mars suivant, lors du sommet extraordinaire précédant le déclenchement des opérations, les représentants du Maroc, de la Jordanie ou encore de l’Irak (fait hautement significatif) étaient à Paris ainsi que l’ambassadeur du Qatar. Plus concrètement, le Qatar et les Émirats Arabes Unis (EAU) devraient apporter des moyens militaires une contribution de 4 avions de combat pour le Qatar ; celle des EAS n’a pas encore été rendue publique. Il s’agit là d’États membres du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), une structure de coopération multidimensionnelle mise sur pied en 1981 par les alliés des États-Unis dans le Golfe Arabo-Persique, sous l’égide de Washington et de Riyad. L’objectif est d’élargir la coalition au-delà des nations occidentales en mobilisant des partenaires régionaux, pour tempérer le caractère exogène de la coalition (3). Soulignons cependant que ce soutien diplomatique et militaire arabe est limité et il ne saurait dissimuler le fait que ce sont des nations occidentales qui, une nouvelle fois, interviennent dans la région. « That’s so ! ».

La France, le Royaume-Uni et les États-Unis sont, répétons-le, les nations-pilotes de la coalition engagée en Libye. Curieusement et avec un demi-siècle de décalage, ce triumvirat occidental semble donner forme à l’idée d’un directoire atlantique, idée esquissés par De Gaulle dans le « mémorandum » adressé à Eisenhower, le 17 septembre 1958 (De Gaulle y évoquait une « organisation » tripartite et la mondialisation de l’Alliance). Rappelons que la visée de De Gaulle n’était pas de vider l’Alliance atlantique de sa substance mais de fonder « une nouvelle OTAN », entre « Occidentaux de l’Ancien Monde » et « Occidentaux du Nouveau Monde » (dixit). On aura beaucoup glosé sur le possible abstentionnisme américain ou la réduction de leur engagement à un soutien en termes de logistique (avions ravitailleurs), d’information (images satellitales et drones) et de guerre électronique (brouillage des communications libyennes). Les salves de missiles de croisière sur le système libyen et la participation de la flotte américaine aux raids aériens invalident ces faibles hypothèses (voir le rôle du US Africa Command en Allemagne et du navire de commandement USS Mount Whitney en Méditerranée dans la structure de commandement multinationale).

De fait, les dirigeants politiques américains ainsi que l’establishment diplomatico-militaire d’outre-Atlantique auront fait preuve de prudence, une belle vertu morale et politique en vérité. L’armée américaine est engagée sur deux fronts géostratégiques, l’Irak (50 000 hommes) et l’Afghanistan (100 000 hommes), et la diplomatie est aux prises avec la crise nucléaire iranienne. Dans la « grande stratégie » américaine et les représentations géopolitiques qui la fondent, la situation en Égypte et dans la péninsule Arabique (voir le Yémen) ainsi que les incertitudes du golfe Arabo-Persique (voir Bahreïn) sont plus centraux que le devenir de la Libye et de l’Afrique du Nord. En faisant respecter la libre circulation des flux énergétiques dans les détroits d’Ormuz et de Bab-el-Mandeb, ils y assurent la production de « biens collectifs » planétaires (4). Aussi étaient-ils clairement demandeurs d’une sorte de « partage du fardeau » (« burden-sharing ») avec les puissances européennes directement concernées par les logiques chaotiques dans le Sud méditerranéen et au Grand Maghreb. Il ne s’agit pas là d’une stricte et mécanique division géographique du travail – d’une part, les Américains sont massivement engagés en Méditerranée (voir notamment le commandement US de Naples et la VIe Flotte) ; d’autre part, Français et Britanniques sont présents dans le golfe Arabo-Persique et sur le front diplomatique iranien -, mais d’un partage de la décision et des responsabilités.

 

 

Le concept flottant de « communauté internationale »

L’action politico-militaire de la coalition ayant été entreprise sous le couvert de la résolution 1973, c’est officiellement au nom de la « communauté internationale » qu’elle se déroule. Pourtant, l’abstention des pays dits du BRIC (laissons provisoirement de côté l’Allemagne) met au jour les limites de ce concept flottant que Julien Freund définit comme suit : « Une espèce de bric-à-brac de morale, de politique, de droit, d’économie, d’histoire et de philosophie de l’histoire dont le vague tient lieu de définition » (5). En l’occurrence, les « BRICs » - dont deux membres permanents du Conseil de sécurité (Russie, Chine) et deux prétendants à un tel statut (Brésil, Inde)-, se sont contentés de ne pas mettre d’obstacle à l’action des Occidentaux. La semaine qui précédait, ils prétendaient pourtant faire comparaître Kadhafi devant la Cour pénale internationale (CPI) … En s’abstenant, les « BRICs » ont mis en évidence les limites du discours selon lequel le phénomène d’émergence économique débouchait nécessairement sur l’exercice de la puissance et des responsabilités internationales (la place de la Russie dans les « BRICs » et le bien-fondé de cette vision des choses sont une autre question). En conséquence, l’idée d’une « multipolarité onusienne » heureuse devrait être l’objet d’une critique en profondeur.

De fait, les « BRICs » se sont retranchés sur une conception étroite de leurs intérêts nationaux-étatiques et un souverainisme réducteur qui fait fi de la « responsabilité de protéger », mission essentielle pourtant reconnue à l’intérieur de l’ONU. Dans la perspective d’un hypothétique accroissement du nombre des membres permanents, ce vote d’abstention et la vision du monde dans laquelle elle s’inscrit donne quelque idée des dynamiques d’un Conseil de sécurité élargi. Il marque une claire ligne de partage entre ces puissances nouvelles d’une part, les puissances occidentales d’autre part qui, certes, sont mues à l’occasion par une définition plus ou moins étroite de leurs intérêts mais, fondamentalement, sont animées par le « souci du monde » dont Paul Valéry et bien d’autres penseurs parlent excellemment. Cette relation aux êtres et aux choses constitue une différentielle anthropologique. Elle a des racines longues-vivantes et révèle une philosophie, au sens le plus fort et le plus profond du terme.

Si l’on revient aux relations de type horizontal que les capitales occidentales entretiennent avec les puissances dites émergentes, il faut prendre en compte l’ambivalence de leur statut d’adversaire-partenaire et la tentation, éprouvée plus particulièrement par la Chine et la Russie, de se placer sur le fléau de la balance pour exploiter les dissensions entre les puissances occidentales et certains pays dits du « Sud », animés par une forme de Némésis historique à l’encontre des anciennes puissances tutélaires. Dans le cas présent, si tôt les opérations militaires amorcées par la France dans l’après-midi du 19 mars, la Russie a fait part de ses « regrets » quant à l’emploi de la force par « certaines puissances occidentales »  (dans la foulée, Hugo Chavez dénonçait purement et simplement l’opération, bientôt suivi par Evo Morales). Cette déclaration a le mérite de mettre en lumière les limites des partenariats que l’on prétend mettre en place entre Occidentaux et Russes (6).

L’objectif occidental doit plutôt être de neutraliser le pouvoir de nuisance de la Russie et de dégager des plages de coopération sur la question iranienne ou encore en Afghanistan. Il sera difficile d’aller au-delà sans même parler d’une « alliance vitale » qui relève plus d’énoncés performatifs et de discours faisant l’impasse sur tout ce qui contrarie un tel objectif (7). Les efforts diplomatiques des Occidentaux doivent plutôt être tendus vers l’entretien de cette relation ambivalente, sans illusions ni compromissions sur l’essentiel (la question du régime ou encore la pluralité géopolitique de l’espace post-soviétique). Plus largement, il s’agit de prévenir la constitution d’un front diplomatique commun, voire d’une coalition « anti-hégémonique » entre les pays du « BRIC » et d’autres espaces émergents (d’où l’importance de la relation à l’Inde ou encore la « Look East Policy » américaine à l’endroit de l’Indonésie et des pays de l’ASEAN).

 

 

De l’Allemagne à l’Europe

Il nous faut maintenant revenir sur l’abstention de l’Allemagne, membre provisoire du Conseil de sécurité, également candidate à un siège de membre permanent (les membres provisoires du Conseil sont élus pour deux ans). Outre les ambiguïtés de son ministre des Affaires étrangères, Angela Merkel semble contrainte par les réticences de l’opinion publique allemande aux engagements internationaux (voir l’engagement allemand en Afghanistan) et ce lorsque se profilent à l’horizon immédiat de dures élections dans différents länder (8). Cette opinion publique allemande est par ailleurs prise à contrepied par le rôle actif de son gouvernement au sein de la zone euro pour monter et financer des plans de secours au bénéfice des Etats les plus endettés et donc les plus menacés sur le marché de la dette publique. Ce courageux engagement dans les affaires monétaires et financières européennes a déjà fragilisé les bases politico-électorales de sa majorité CDU-CSU et FDP (chrétiens-démocrates et libéraux). Enfin, les contraintes institutionnelles qui requièrent un vote parlementaire sur les interventions extérieures ne peuvent être ignorées. En toile de fond, le pacifisme de larges segments de l’opinion publique, sous l’emprise des idéologies douces de la postmodernité qui sont plus prégnantes encore que dans les autres sociétés occidentales. Il doit toutefois être précisé qu’Angela Merkel ne fait pas obstacle au recours à des moyens de l’OTAN et propose de compenser sur le théâtre afghan ce qui ne peut être fait par l’Allemagne sur le théâtre libyen.

Si l’on élargit le regard à l’Europe comme ensemble géographique, au-delà du cadre de l’UE, l’observateur notera le rôle structurant de deux axes : un axe franco-allemand sur le plan économico-monétaire qui promeut un « pacte de compétitivité » et s’efforce de conférer plus de cohérence et de cohésion à la zone euro ; un axe franco-britannique qui, adossé à un fort pilier atlantique (les États-Unis et l’OTAN), administre la preuve de sa capacité à jouer un rôle moteur sur le plan diplomatique et militaire. Amorcé dans les années 1990 puis interrompu par l’affaire irakienne, ce rapprochement entre Paris et Londres a été conforté par les traités et accords signés par Nicolas Sarkozy et David Cameron en novembre 2010 (9). C’est sur cette base que plusieurs pays européens membres de l’UE et/ou de l’OTAN (comme la Norvège) ont rejoint la coalition, avec pour socle le travail d’interopérabilité réalisé dans le cadre atlantique (10). Dès lors, il est évident que la question de la « défense européenne », une expression qui sublime ce qui existe et se fait sur le plan sécuritaire dans le cadre de l’UE, ne peut plus être abordée dans les mêmes termes que ceux des années 1990, avec pour horizon une illusoire « Europe-Puissance ». C’est dans un cadre transatlantique et occidental, selon des configurations variables, que les défis doivent être relevés. Insatisfaisante pour l’esprit de géométrie, cette dialectique entre unicité de l’Occident et multiplicité des cadres d’action doit être vue comme une réserve de puissance et une source d’efficacité. L’ensemble pourrait être comparé à une sorte d’empire informel et fait songer à la philosophie de l’Histoire que développe Arnold Toynbee, dans son œuvre sur la palingénésie des civilisations (11).

 

 

Et l’Union européenne ?

L’incapacité de facto de décider de telles opérations dans le cadre de l’UE n’est pas due à l’indigence intellectuelle des uns, la pusillanimité des autres ou encore à la malignité des hommes et du monde. Elle nous renvoie à la nature même de la « construction européenne » : un vaste et lâche Commonwealth paneuropéen en lieu et place d’un acteur global unifié des relations internationales. Au sein de cet ensemble hétérogène – l’UE compte 21 pays membres de l’OTAN et 6 pays « non-alliés », sans parler des lignes de divergence entre Alliés sur bien des questions -, il n’existe pas d’acteur hégémonique suffisamment puissant pour rassembler les énergies et les volontés en un seul faisceau. L’Allemagne exerce un leadership « en creux » dans le domaine économique et monétaire mais elle se montre timorée au-delà et ses dirigeants craignent les effets en retour de cette dominance économique; son association avec la France lui permet d’esquiver les reproches d’unilatéralisme et d’ « européaniser » ses vues en la matière. La France craint quant à elle d’être « décrochée » sur le plan économique et si elle dispose encore des moyens d’une nation-cadre, au plan militaire, elle ne génère pas suffisamment de puissance et ne peut apporter les garanties de sécurité qui lui permettraient d’être le chef de file d’une future « défense européenne ». Quant au Royaume-Uni, il se trouve à la périphérie du système européen et il n’a ni la capacité, ni la volonté de jouer un tel rôle. Dès lors, l’OTAN se révèle indispensable comme organisation de défense collective, modèle expéditionnaire et plate-forme pour monter des coalitions de bonnes volontés.

Cela dit, l’UE a son utilité propre. Outre le fait qu’elle constitue une importante communauté économique et juridique, dotée d’une zone monétaire qui participe des grands équilibres de ce monde, l’UE permet à ses membres d’agir de conserve dans le domaine des sanctions contre les États perturbateurs (gel des avoirs, embargos multiples et interdiction de visas dans le cas libyen). Lorsque les conditions sont réunies, ils peuvent conduire des actions civilo-militaires (voir les Balkans ou le Sud-Caucase) ou mener des opérations de police internationale (opération « Atalante » contre la piraterie, en mer d’Oman) qui sont à leur portée. Dans la situation présente, l’UE en tant que telle et ses États membres sont actifs dans le domaine des sanctions et sur le terrain politico-humanitaire. Le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement a aussi été l’une des instances au sein de laquelle les uns et les autres ont pu explorer leurs positions réciproques et ces consultations entre Européens ont permis d’éviter que les lignes de divergence ne se transforment en lignes d’opposition frontales, avec des effets dévastateurs sur l’unité de l’Europe et de l’Occident (comme dans le triste précédent irakien). Répétons-le : le polycentrisme et le recours à la géométrie variable sont des formules plus efficaces que le monisme ou l’obsession du « tout », censés absorber les contradictions.

Sur le moyen-long terme, l’UE est le cadre irremplaçable pour coordonner et mutualiser les politiques européennes, en termes de promotion des réformes et du développement, vis-à-vis des Pays du sud et de l’est de la Méditerranée (PSEM). On sait que la Commission européenne et le Service d’action extérieure travaillent à un « nouveau partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée avec le sud de la Méditerranée » (voir les propositions présentées le 8 mars 2011, discutées par les chefs d’État et de gouvernement le 11 mars suivant). De fait, l’Union pour la Méditerranée (UPM) a échoué, et ce parce qu’elle est sous-tendue par un projet unitaire, alors même que l’aire géopolitique méditerranéenne est traversée de multiples clivages et lignes de fracture qui excluent une telle perspective (l’UE elle-même n’est pas une véritable « union ») (12). S’il faut effectivement que les États de l’UE mutualisent leurs politiques dans cette aire géopolitique, cela n’induit en rien que l’on se donne pour tâche de construire une tour de Babel qui absorberait les ressources communautaires, au détriment de projets structurants pour l'organisation et la cohérence de l’espace européen.

Il faut donc penser et mener des politiques conditionnelles tournées vers certains des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient, ceux qui mènent des réformes allant dans le sens de systèmes de gouvernement décents et d’économies ouvertes. L’approche européenne doit être à la fois globale, avec des liens entre les différentes questions - les droits et libertés des Chrétiens d’Orient ne sont pas une simple question humanitaire mais la partie d’un tout -, et sélective. Une telle politique doit viser à consolider les pays amis, alliés et partenaires de l’UE, afin de constituer un arc de stabilité et de bonne gouvernance à la périphérie de l’Europe (voir la Stratégie européenne de sécurité adoptée en 2003). Dans une perspective plus large, le but sera de renforcer les positions occidentales au Moyen-Orient, cet espace intermédiaire entre hémisphère Atlantique et hémisphère Pacifique.

 

 

Pour conclure

Dans l’immédiat, l’action entreprise en Libye doit être menée à terme. Quand bien même les réactions hostiles à cet engagement ne tarderaient pas à s’amplifier (c’est déjà le cas), les Occidentaux ne sauraient faire prévaloir une interprétation limitative et étroitement légaliste de la résolution 1973. Que l’on songe seulement au temps, aux vies et aux énergies préservées en Irak si, en 1991, Saddam Hussein avait été chassé du pouvoir. Malheureusement, il avait alors semblé plus sage de rester dans les strictes limites du mandat de l’ONU pour demeurer l’arme au pied, une fois les armées irakiennes chassées du Koweït. Lorsque les passions nées de la guerre d’Irak et des déchirements entre Occidentaux seront suffisamment mises à distance, les historiens du futur ne tireront-ils pas un trait entre les événements de 1991, les rebondissements de la décennie qui s’ouvre alors et l’entrée en guerre de 2003 ?

Dans le cas de la Libye et au regard de la personnalité de Kadhafi, considéré par feu Reagan comme le « chien enragé du Moyen-Orient », on voit difficilement comment il serait possible d’entamer un processus de réconciliation nationale et de normalisation internationale, une fois le régime aveuglé et paralysé. La difficulté réside dans le choix, juste par ailleurs, d’une « stratégie planante » et le refus de débarquer au sol, afin de ne pas s’enliser dans une opération de pacification et de « nation building ». Sur ce point, le contenu de la résolution 1973 et les intentions des coalisés sont clairs. A moins que Kadhafi ne soit renversé par certains de ses affidés ou une nouvelle insurrection à Tripoli, il pourrait être tentant d’armer les troupes du Conseil national de transition, non sans possibles effets pervers par ailleurs. Les armes circulent d’un groupe à l’autre, dans la bande sahélo-saharienne et jusqu’au Sinaï, et le chaos qui menace le Bassin méditerranéen est aussi susceptible de s’étendre au Sud saharien.

Comme on le lit ici ou là, il est donc évident que l’entreprise militaire conduite par la coalition comprend des risques et des incertitudes mais comment pourrait-il en être autrement ? L’action pure et parfaite, celle qui règle les dilemmes inhérents à la condition humaine, une fois pour toutes, ne relève pas de la praxéologie mais de la mystique ou de la contemplation (le Wuwei du Taoïsme). L’action politique ne vise pas une fin illimitée ou la sublimation de l’impuissance. Elle louvoie entre la tyrannie du supérieur qu’est l’angélisme et la tyrannie de l’inférieur qu’est l’ensauvagement. Les temps sont décidément propices à la relecture de Pascal.

 

 

(1) Significativement et comme l’on pouvait s’y attendre, Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue des Etats arabes, entité fantomatique qui semblait avoir soudainement retrouvé de son lustre les jours précédant la mise sur pied de la coalition, a émis des réserves sur les frappes opérées par la coalition. National-nassérien, Amr Moussa est présenté comme le possible candidat de l’armée lors de la prochaine élection présidentielle égyptienne.

(2) La coordination des opérations militaires de la coalition est assurée par le US Africa Command, dont le quartier général se trouve à Stuttgart, en Allemagne mais le commandement régional sud de l’OTAN, sis à Naples, pourrait jouer un rôle accru. L'Alliance étudie les conditions de son engagement dans trois missions: l'assistance à une opération à caractère humanitaire (évacuation de réfugiés par exemple), l'application de l'embargo sur les armes et l'imposition d'une zone d'interdiction aérienne (ces deux dernières mesures étant contenues dans la résolution 1973 votée par le Conseil de sécurité de l'ONU).

(3) Adopté lors du sommet atlantique de Lisbonne, les 19-20 novembre 2010, le nouveau concept stratégique de l’OTAN insiste sur l’importance des partenariats régionaux, tant pour bénéficier de facilités à proximité des théâtres d’intervention que pour renforcer la légitimité de ces interventions. Cf. Jean-Sylvestre Mongrenier, De l’Alliance à l’Europe. Une géopolitique de l’ensemble euro-atlantique, Institut Thomas More, 15 novembre 2010.

(4) Cf. Jean-Michel Bézat, « Les Etats-Unis, gendarme du pétrole », Le Monde, 12 mars 2011.

(5) Cf. Julien Freund, L’essence du politique, Sirey, 1986, p. 474.

(6) La Russie a exprimé une position similaire à celle de la Ligue des Etats arabes, le 20 mars 2011, appelant la coalition internationale à cesser de recourir à la force de manière «non-sélective» et de faire ainsi des victimes civiles en Libye. «Il est inadmissible d'utiliser le mandat du Conseil de sécurité (...) afin de mener à bien des objectifs qui vont clairement au-delà de ses dispositions, prévoyant uniquement des mesures pour protéger la population civile», dit le communiqué de la diplomatie russe. De même la Chine, regrette les bombardements de la coalition internationale, a indiqué son ministère des Affaires étrangères. «Nous espérons que la Libye pourra rétablir la stabilité aussi vite que possible et éviter de nouvelle victimes civiles liées à l'escalade d'un conflit armé», a-t-il ajouté.

(7) Sur cette question, voir Jean-Sylvestre Mongrenier, La Russie comme puissance eurasiatique : portée et limites des relations entre la Russie et l’Occident, Institut Thomas More, 3 mars 2011.

(8) Un sondage d'opinion paru dimanche dernier indique qu'une majorité des Allemands soutiendrait l'intervention militaire de la coalition, tout en se félicitant du fait que les forces armées allemandes n'y participent pas.

(9) Sur le sens de ces accords au regard de la politique étrangère britannique, voir Jean-Sylvestre Mongrenier, « La politique de défense britannique et le special relationship anglo-américain. L’hypothétique rééquilibrage euro-atlantique », Hérodote. Revue de géographie et de géopolitique, « Géopolitique des îles britanniques », n° 137, 2e trimestre 2010.

(10) On notera le refus de Malte, « non-allié » membre de l’UE, d’ouvrir ses bases à la coalition ainsi que les réticences manifestées par Chypre, autre « non-allié » membre de l’UE. Le Royaume-Uni dispose de deux bases militaires souveraines à Chypre, en Méditerranée orientale. Un centre de commandement, destiné à coordonner les incursions d'avions britanniques dans le ciel libyen, a été mis sur pied à la base de la Royal Air Force (RAF) à Akrotiri, sur la côte sud de l'île. "Malheureusement, ces bases sont souveraines et la Grande-Bretagne peut en faire l'usage qu'elle entend à condition d'en aviser (Chypre). Nous avons fait savoir aux Britanniques que nous ne souhaitions pas que leurs bases servent à cet effet, que nous sommes contre", a déclaré à la presse le président chypriote, Demetris Christofias, issu du parti communiste.

(11) Voir entre autres Arnold Toynbee, La civilisation à l’épreuve, Gallimard, 1951.

(12) Cf. Jean-Sylvestre Mongrenier, L’Union pour la Méditerranée et ses impasses : une approche géopolitique, Communication aux 16e Controverses de Marcia, (30 juillet-1er août 2010), Institut Thomas More, 31 juillet 2010.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de Gad
  • : Lessakele : déjouer les pièges de l'actualité Lessakele, verbe hébraïque qui signifie "déjouer" est un blog de commentaire libre d'une actualité disparate, visant à taquiner l'indépendance et l'esprit critique du lecteur et à lui prêter quelques clés de décrytage personnalisées.
  • Contact

Traducteur

English German Spanish Portuguese Italian Dutch
Russian Polish Hebrew Czech Greek Hindi

Recherche

Magie de la langue hébraïque


A tous nos chers lecteurs.

 

Ne vous est-il jamais venu à l'esprit d'en savoir un peu plus sur le titre de ce blog ?

Puisque nous nous sommes aujourd'hui habillés de bleu, il conviendrait de rentrer plus a fond dans l'explication du mot lessakel.

En fait Lessakel n'est que la façon française de dire le mot léhasskil.

L'hébreu est une langue qui fonctionne en déclinant des racines.

Racines, bilitères, trilitères et quadrilitères.

La majorité d'entre elle sont trilitères.

Aussi Si Gad a souhaité appeler son site Lessakel, c'est parce qu'il souhaitait rendre hommage à l'intelligence.

Celle qui nous est demandée chaque jour.

La racine de l'intelligence est sé'hel שכל qui signifie l'intelligence pure.

De cette racine découlent plusieurs mots

Sé'hel > intelligence, esprit, raison, bon sens, prudence, mais aussi croiser

Léhasskil > Etre intelligent, cultivé, déjouer les pièges

Sé'hli > intelligent, mental, spirituel

Léhistakel > agir prudemment, être retenu et raisonnable, chercher à comprendre

Si'hloute > appréhension et compréhension

Haskala >  Instruction, culture, éducation

Lessa'hlen > rationaliser, intellectualiser

Heschkel > moralité

Si'htanout > rationalisme

Si'hloul > Amélioration, perfectionnement

 

Gageons que ce site puisse nous apporter quelques lumières.

Aschkel pour Lessakel.

 

 

Les news de blogs amis