La mariée était trop belle: conciliation palestinienne de façade à Sanaa, Marc Brzustowski
Imprimer Envoyer à un ami 25/03/08
Un Monde réconcilié avec lui-même, vu du 80, Bd Auguste-Blanqui [siège du journal Le Monde]
Dans un article récent, Le Monde se fait une joie de nous faire part, de concert avec les très consensuelles agences Reuters et AFP, des vœux de "remariage" du Fatah et du Hamas. Pourquoi pas ? Cela vaut bien une saga élyséenne, c’est de saison. Sur la photo de famille recomposée, les représentants de ces deux entités et le président du Yémen se tiennent la main, sourient en se fondant gaiement dans un même élan enthousiaste vers cet avenir radieux de l’unité retrouvée. Il ne manque que les youyous couleur locale. Trop de scepticisme gâcherait la fête, ne cherchons pas la petite bête qui monde, qui monde….
Tâchons juste de croiser les agendas, d’interpréter qui sont les protagonistes réunis à Sanaa et de voir "ce qu’il s’en vient", comme disent nos amis québécois. Le 5 mars dernier, Le Monde titrait un éditorial, sur un ton fataliste, d’un sentencieux "Incontournable Hamas". On le devine à peine, ce mouvement subirait un véritable "ostracisme" en demeurant sur la liste des groupes "terroristes". A en croire notre référence éditoriale, c’est la principale cause qui fait que le processus de paix stagne. Remis en selle à Sanaa, le Hamas devrait "donc" progressivement devenir plus fréquentable. Peut-être pas tout de suite, mais wait and see…
Que peut bien signifier une « réconciliation entre factions palestiniennes », signée à Sanaa, sous l'égide du président yéménite, Ali Abdallah Saleh, par Azzam Al-Ahmad, chef du groupe parlementaire du Fatah, et Moussa Abou Marzouk, numéro deux du bureau politique damascène du Hamas, à moins d’une semaine d’un Sommet arabe, tiens… justement, à Damas (les 29 et 30 mars prochain) ?
Pourquoi, à peine de retour à Ramallah, l’envoyé très spécial, Azzam Al Ahmad, se voit-il vertement démenti par les proches d’Abbas, comme Ahmed Qorei, qui préfère parler de l’événement comme d’un « malentendu » ? Autrement dit, un non-événement. De son côté, le porte-parole du Hamas faisait savoir que jamais son mouvement ne permettrait le retour des « forces corrompues » (entendez : le Fatah) à Gaza. L’accueil est plutôt glacial, à Ramallah comme à Gaza-City. Dans les "territoires", on semble loin des tintements des cloches de Pâques que fait résonner la rédaction parisienne du Monde.
Pourquoi, si les frères ennemis veulent vraiment se réconcilier, ne sont-ce pas Mahmoud Abbas lui-même et Ismaïl Haniyeh - ou son patron, Khaled Meshaal - qui entament directement les pourparlers ? Et pourquoi au Yémen, et justement pas à Damas (rencontre infructueuse entre Abbas et Meshaal, le 21 janvier 2007), comme clou du sommet ? Ou à la Mecque (mardi 6 février 2007), comme au temps où les Grands de la région jouaient leur va-tout au Casino ou à la roulette palestinienne ?
A l’époque déjà, Le Monde militait activement pour la levée du boycott du Hamas par l’Europe et un retrait inconditionnel d’Israël aux "frontières de 1967". (Voir ici).
Il y a, dans les célébrations du Monde, de l’AFP et de Reuters, quelque chose qui cloche, qui donne l’air d’un remake interprété par des figurants dans un théâtre de banlieue. Si nous avons assisté à une mise en scène diplomatique d’une rare inanité, c’est sans doute que l’événement est ailleurs, et que Le Monde risque de nous faire manquer l’essentiel. Involontairement, le même texte nous égare :
« Le président Saleh a précisé qu'il demanderait au sommet arabe de Damas, les 29 et 30 avril, d'approuver officiellement l'initiative de Sanaa. »
Ets-il nécessaire de faire remarquer qu’à cette date, le « Sommet de Damas » aura remballé ses décors depuis environ un mois. Il est en fait prévu à la fin de cette semaine, les 29 et 30 mars. Il s’agit, bien entendu, d’une faute de frappe, d’un lapsus de pigiste, mais il y a là comme l’aveu involontaire que, pour tout le monde et pour ce journal en particulier, le Sommet Arabe de Damas arrive trop tôt… ou trop tard.
Une liberté d’expression dans la presse arabe, peu prisée dans les rédactions parisiennes, qui auront bientôt un train de retard
Le Sommet arabe de Damas, c’est l’Arlésienne. Tout le monde en parle et, pourtant, personne ne sait exactement qui s’y rendra. Et c’est fort ennuyeux pour Damas, principalement. Les dépêches se succèdent :
A l'instar du président égyptien Hosni Moubarak, le roi Abdallah d'Arabie saoudite a annoncé lundi (24 mars) qu'il boycotterait aussi le sommet arabe qui doit se tenir samedi prochain à Damas. Ceci, à cause de l'ingérence du régime syrien dans les affaires intérieures du Liban. (Guysen.International.News).
Plus tard, on apprend que la moitié des pays concernés ont décliné l’invitation. Sans l’Egyptien ni le Saoudien, il n’y a, pour ainsi dire, plus d’Arabes abonnés au sommet. Juste des pays de second ordre. Soit, comme à Sanaa, de simples émissaires, mais guère de vrais décisionnaires, capables de trancher dans le vif des problèmes régionaux. Autre point : les communiqués ne tiennent aucun compte du non-événement de Sanaa, mais bien plutôt du blocage du processus libanais devant mener à l’élection d’un Président. Nabil Berri, chef du parlement libanais, annonce que le scrutin, qui aurait dû intervenir in extremis cette semaine, est à nouveau reporté aux calendes grecques : ce n’est que la dix-septième fois… Les désistements risquent de se produire à la chaîne et pourraient bien faire perdre la face à Damas, en tant qu’interlocuteur dans le monde arabe et leader du "Front du refus" dans la question palestinienne... mais aussi, dans la question libanaise.
Voilà où nous en sommes et quelles sont les lunettes à chausser pour lire le « non-événement » du Yémen, soit, géométriquement parlant, le pays-tampon entre les deux grandes puissances régionales : l’Arabie Saoudite et l’Iran.
Tout se passe comme si la cause palestinienne se trouvait repoussée à la périphérie, la Syrie et l’Iran tâchant, à tout instant, de la remettre sur le dessus de la pile des "dossiers chauds" à traiter en priorité. L’intensification des tirs de roquettes sur Israël, au début de ce mois, est intervenue comme la sonnerie du tocsin, rameutant les "Frères arabes" autour de la cause sacrée que nul ne peut délaisser. La vigueur de la réplique israélienne (1) aurait servi d’avertissement. L’attentat de Jérusalem, au Mercaz HaRav, survient comme la vengeance pour la mort inexpliquée d’Imad Moughniyeh, à Damas, lieu de tous les sommets, y compris terroristes. Mais les voix arabes sont discordantes, autour de ces deux séquences. Ainsi, le mardi 11 mars,
le journal koweitien Al Watan émet une critique sans précédent contre l'attentat de la yeshiva Merkaz Harav. Il qualifie l'attaque de ''meurtre barbare''. Dans un article publié ce mardi matin on peut lire : ''L'attentat reflète la voie extrémiste et inhumaine du Hamas et du Hezbollah [...] Il n'y a aucun rapport entre une attaque terroriste meurtrière et la mort non-préméditée de civils à Gaza en riposte aux tirs de missiles du Hamas.'' (Guysen.International.News)
On note une liberté de ton à Koweit-City, interdite aux chancelleries occidentales, dont la boussole est affolée par des notions de « disproportion », suggérant qu’Israël renvoie 5000 missiles sur Gaza, en gage de bon voisinage.
Les plus éclairés, dans la presse arabe, ne s’en laisseraient plus conter. Certains se sont méfiés ouvertement des manipulations irano-syriennes, lors du soudain réchauffement du front sud avec Israël. On peut lire, sous la plume d'un journaliste saoudien d'Asharq al awsat, Mshari Al-Zaydi, un texte intitulé : "Au nom de la cause palestinienne". Il y décrit méthodiquement l’enchaînement des causalités et responsabilités, sans, bien entendu, omettre de sacrifier au rituel de l’accusation de divers crimes imputés à Israël. Mais, pour lui, le Hamas est en charge de Gaza et Damas dirige le Hamas. L’ordre de lancer roquettes et missiles ne provient mathématiquement pas d’un désespoir viscéral lié à la situation des Palestiniens eux-mêmes, mais bien d’un échelonnement hiérarchique organisé, mu par des objectifs clairs et fixés à l’avance :
« Il est temps de parler franchement : sous le prétexte de combattre Israël, l’Iran et la Syrie sont tout simplement en train de pousser la cause palestinienne vers le gouffre. Ces Etats savent à quel point l’opinion arabe voue une haine sans limite à l’Occupant israélien. Dès lors, ils surinvestissent sur cette valeur sûre, non plus tant pour venir en aide au peuple palestinien, que par calcul visant à mobiliser l’opinion publique arabe et mettre dans l’embarras leurs opposants (les régimes réputés modérés), face à leurs propres peuples. C’est un jeu cynique et immoral qui illustre, de manière totalement éhontée, la commercialisation bon marché du sang et des larmes des populations de Gaza et du sud-Liban. »
Cette description de la mise en coupe réglée du sort des peuples débouche directement sur une suite d’interrogations quant à l’utilisation des combats à Gaza pour culpabiliser les pays arabes, réticents à assister au Sommet de Damas. Al Akhbar, journal libanais affilié au Hezbollah, titre :
"Que le sang des Gazaouis retombe sur la tête des Arabes !" ! (En anglais : "The Blood of Gaza is the Responsibility of Arabs").
Le 19 mars, Khaled Asmar (Mediarabe.info) ajoute que la Syrie, pays réputé "laïque", recourt aux lois islamiques pour faire plier les récalcitrants. Le site damascène, Souria-Al-Ghad, promulgue la fatwa d’Ahmed Assoun, le Mufti de Syrie, selon laquelle assister à l’entrevue de Damas est un « devoir religieux » et a force « d’obligation ». Lorsque cela ne suffit pas, l’Agence syrienne de propagande (Sana, 25 mars) donne la parole à Nasrallah, en équilibre instable entre menaces contre Israël et souhaits de succès au Sommet. Dans son discours de la veille, le dirigeant du Hezbollah s’inscrivait en faux contre un autre journal, koweitien cette fois, Al Seyassah, très en pointe en matière de diffusion d’informations déconcertantes pour la machine de guerre psychologique patiemment conçue par le gang des trois : l’axe irano-syrien, que le chef shi’ite représente à Beyrouth. C’est ainsi qu’une semaine auparavant, le 18 mars, ce quotidien annonçait que « les personnalités sudistes (maires et représentants de conseils municipaux) se sont engagées à informer Israël de l’emplacement des entrepôts de missiles du Hezbollah et à dénoncer le parti chiite s’il tentait de transférer des armes vers le sud du fleuve Litani ». « Certains citoyens affirment en effet "en avoir assez de servir de chair à canon" et réclament tout simplement le droit à vivre en paix » ! Nasrallah s’insurge contre la « panique » (sic) qui se serait emparée de son fief.
Au-delà des traces de ce droit de critique inédit, qui, prises séparément, passeraient pour atypiques, téméraires mais anecdotiques, il est certes encore tôt pour déclarer que les « lignes bougent ». Il ne s’agit pas, non plus, de l’affrontement confessionnel classique entre puissances sunnites et chi’ites, mais plutôt de la conviction, encore sourde, que la tentative d’imposer la terreur à tous, quelle qu’en soit l’origine déclarée (Al Qaeda, Hezbollah, Hamas, etc.), conduit essentiellement aux mêmes sources. Nasrallah, ou Al Zawahiri, Ben Laden, même combat, de Ryad jusqu’à Rabat. (Affaire Belliraj impliquant des membres d’Al-Manar. Voir ici).
Il n’est plus aussi sûr qu’au-delà de la rhétorique, Israël soit, en toutes circonstances, désigné comme le principal fauteur de troubles au Moyen-Orient. Les Palestiniens, libanais, sont les premiers à faire les frais des visées hégémoniques de l’Iran des Mollahs et des griffes syriennes qui enserrent un Liban à qui toute souveraineté est déniée pour longtemps.
L’échec annoncé du Sommet de Damas signifierait une bipartition du monde arabe dans une crise du leadership brigué par la Syrie et l’Iran, que tentent de reprendre les alliés arabes de Washington : l’Arabie Saoudite, l’Egypte et la Jordanie, principalement. Ce qu’il faut aussi saisir, c’est que cette adaptation régionale n’est pas le signe d’une déférence aveugle à l’égard des Etats-Unis, ni d’une « complicité objective » avec Israël, comme le leur reprochent amèrement leurs adversaires, mais au contraire, ou parallèlement, la marque de leur indépendance et de leur rôle stratégique. S’ils ne se sentaient pas intrinsèquement menacés, ces pays se contenteraient de laisser passivement les Américains se dépêtrer, là où ils se trouveraient embourbés (Irak, ou diplomatie "intérieure" libanaise, palestinienne, etc.), la montre jouant pour eux. Ils ont compris qu’il y va de leur existence même parmi ceux qui comptent au Moyen-Orient. A ce stade, la "cause palestinienne" n’apparaît guère plus que comme un symptôme, la caisse de résonance des tensions liées à une crise généralisée.
Abbas, qui sait à quel point ses propres rangs sont sensibles au chant des sirènes hezbollahnies, syriennes et iraniennes, à travers les groupes comme les Brigades d’Al Aqsa, diffuse en permanence deux discours :
- l’un, en anglais, à l’intention du Général Keith Dayton, qui le 'perfusionne' et le surarme pour lui donner des chances d’échapper aux coups du Hamas. Au risque, pour Israël, que, comme ce fut le cas à Gaza, ces mêmes armes américaines, ces centres de renseignements, tombent un jour entre les mains de la milice islamiste ;
- l’autre, en arabe, guerrier et antisioniste, à l’intention de sa population élevée dans le culte du sacrifice (la shahada), et qui est sans doute au dernier degré de l’auto-intoxication.
Israël ne peut faire entière confiance à l’Administration américaine sous l’égide de Condolezza Rice, qui joue son va-tout dans ce "processus de paix". Le pays reste comme aux abonnés absents.
- Son Ministre de la Défense, Ehud Barak est aux aguets, renforçant la vigilance aux frontières, prêt à une intervention plus déterminante à Gaza, pour peu que telle soit la volonté politique.
- Ehud Olmert, le leader qui n’en fut jamais réellement unm demeure évasif, indécis et se cache derrière des « pressions américaines » pour échapper à un destin de chef d’Etat.
- Faut-il envisager que seule Tsipi Livni, Ministre des Affaires étrangères, parvienne à trouver le point d’équilibre au bord de l’abîme ? Là où une partie de la bataille se gagne aussi par les mots, lorsque la « guerre des images » paraît perdue au profit du turnspeech palestinien…
La mise en scène de Sanaa, "Nouvelle Héloïse" pour 'palestinistes' patentés des rédactions parisiennes, n’apporte qu’un intermède et peine à faire diversion dans des rapports de force enkystés, dont le centre névralgique se déplace vers l’est : Irak-Iran, mais également vers le nord : au Liban, aujourd’hui au bord d’une crise prolongée, plus grave encore que celle qui mena aux guerres civiles de 30 ans, dans les années 70. Le Hezbollah ne cesse d’appeler au rassemblement contre l’ennemi existentiel, Israël. Comme pour éviter d’avoir, demain, à retourner ses armes contre la population libanaise regroupée en milices équipées par d’autres puissances, telles l’Arabie Saoudite ou la Jordanie.
Paris serait-il le seul endroit où l’on imagine que le Hamas (ou son grand frère jumeau du nord) traduit son « désespoir » par une violence que ne peut ni ne sait exprimer le peuple palestinien ? Et que fera la Syrie, si, comme tout porte à le croire, le prochain week-end à Damas se solde par un fiasco ?
© Marc Brzustowski
(1) A en croire Sami El Soudi, de la MENA , elle aurait tué quelques 142 miliciens de toutes obédiences (Hamas, Jihad Islamique, Comités de Résistance populaire, etc.) et un nombre - bien moins important que celui que rapportent les médias - de 23 civils utilisés comme boucliers humains.
(2) Comme l’explique Masri Feki : L’Axe irano-syrien. Géopolitique et enjeux, Studyrama, Perspectives, 2007.
Mis en ligne le 25 mars 2008, par M. Macina, sur le site upjf.org